LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Alexeï Apoukhtine
(Апухтин Алексей Николаевич)
1840 — 1893
LE JOURNAL DE PAVLIK DOLSKY
(Дневник Павлика Дольского)
1891
Traduction de J.-W. Bienstock, Paris,
Bibliothèque-Charpentier, 1903.
6 novembre.
Hier, j’ai ressenti quelque chose d’étrange. Voilà déjà huit jours que je suis souffrant. Sans doute, ce n’est rien de sérieux ; mais enfin je ne me sens pas bien : j’ai mal à la tête, je tousse, la nuit je ne dors pas, et dans la journée, je suis excessivement faible. Je me suis donc décidé à faire appeler ce médecin que je rencontre souvent chez Maria Pétrovna. Il a fait ce que font en pareil cas tous les médecins : il m’a ausculté, a pris ma température, et s’est préoccupé de la langue et du pouls ; puis, trouvant tout en bon état, il s’est assis, pensif, devant le bureau. Avant de faire l’ordonnance, il se leva et de nouveau approcha son oreille de mon cœur, puis hocha la tête d’un air peu satisfait. Je l’interrogeai :
— Voyez-vous…, commença-t-il, en hésitant et en cherchant ses mots, votre cœur est bon…, mais, comment vous dire ?… Regardez vos pantoufles, vous les portez depuis longtemps et pourrez les porter longtemps encore ; pourtant le bout commence à s’user, elles ont fait de l’usage. C’est bien comme votre cœur, il peut servir encore. Quel âge avez-vous ?
— Quel âge, moi ?
— Oui, vous. Qu’y a-t-il donc qui vous étonne ?
— C’est que je ne pense jamais à mon âge. J’ai plus de quarante ans.
Le docteur sourit.
— Je ne doute pas que vous ayez plus de quarante ans ; mais combien au juste ? Peut-être plutôt cinquante ?
— Si vous voulez. À peu près.
— Eh bien, voyez-vous, à cinquante ans, il faut bien se dire qu’on est un vieillard et ne pas s’étonner que le cœur n’ait plus la vigueur de la jeunesse.
Le docteur s’approcha de la table, l’air résolu, et écrivit trois ordonnances.
— Pourrai-je au moins sortir aujourd’hui, demandai-je timidement d’une voix qui suppliait.
— Mais non, pas du tout. Demain, d’heure en heure, vous prendrez alternativement les deux potions ; pour la nuit, frictionnez-vous avec l’onguent. Je reviendrai après-demain.
— Mais j’ai promis à Maria Pétrovna de dîner chez elle ; vous savez qu’elle attend sa nièce, aujourd’hui ?
— Cela ne fait rien. En sortant d’ici, j’irai chez Maria Pétrovna, et je lui dirai que je vous ai défendu de sortir ; la nièce, vous aurez le temps de la voir : elle passera tout l’hiver chez Maria Pétrovna.
Et, serrant négligemment le billet que je lui avais glissé à la dérobée, comme si je faisais quelque chose de honteux, le docteur s’éloigna, l’air grave.
Cette visite du médecin m’a conduit aux plus tristes réflexions. Jusqu’ici je m’étais toujours cru jeune, et tout à coup je suis un vieillard. Hier encore, je buvais, mangeais, dormais, faisais la cour aux femmes, comme un jeune homme ; à présent, voilà tout changé.
Tout à l’heure, en fouillant dans ma table de travail, j’ai trouvé un vieux cahier jauni portant comme titre : « Notes sur ma vie, Dresde ». J’ai commencé ces pages, il y a de longues années déjà ; je vivais à l’étranger, l’âme profondément troublée. Voici les dernières lignes que j’y avais écrites : « Il est temps de finir, je vois que je ne comprends ni moi ni la vie qui m’environne ; le temps viendra où mon âme sera tranquillisée, le temps de la triste vieillesse ; ce jour-là, peut-être reprendrai-je ces notes… » Évidemment le moment est venu : il y a longtemps que mon âme est tranquille, la route de la vie est presque achevée, il est temps d’établir mon bilan.
Toute ma vie je n’ai pas que mangé, dormi, et fait l’amour, mais j’ai encore observé, réfléchi ; et je veux examiner le résultat de ces « froides observations de l’esprit et mécomptes douloureux du cœur ».
Je ne sais s’il sortira quelque chose de ces notes ; mais, en tout cas, je suis content d’avoir enfin trouvé une occupation à ma portée.
Mais pourquoi donc serais-je un vieillard ? C’est pure sottise : mon visage est jeune, je n’ai pas une ride, au bal je danse, et les mamans me considèrent comme un parti possible ; enfin tout le monde m’appelle Pavlik Dolsky. Seules les personnes qui me connaissent très peu m’appellent Pavel Matvéiévitch, sinon toujours Pavlik, Pavlik ; et on n’appelle pas un vieillard Pavlik.
Récemment encore, au club, j’ai entendu un monsieur dire à un vieillard qui cherchait un partenaire pour le whist : « Eh ! voilà Pavlik Dolsky qui fera votre affaire… » Cette familiarité me blessa un peu, car je connais à peine ce monsieur ; mais à présent je lui donne tout à fait raison. Il n’y a pas à dire… Tout le monde m’appelle ainsi. Oh ! le stupide docteur qui se rajeunit et fait les yeux doux à Maria Pétrovna et veut que je sois un vieillard. C’est idiot, idiot, idiot.
8 novembre.
Aujourd’hui, j’ai tiré de mon bureau la collection de mes portraits, que j’avais rapportée de la campagne après la mort de ma mère, et je me suis mis à les examiner. Le premier, un daguerréotype, date de mon premier voyage à Pétersbourg ; il est presque tout effacé ; à la place du visage, il n’y a qu’une tache blanche. Le suivant est déjà une photographie, et j’y suis représenté en uniforme de page. Quel gentil garçon j’étais dans ce temps-là ! Puis, me voici en uniforme de hussard ; puis en frac avec la chaîne d’arbitre territorial ; ensuite en uniforme de chambellan, et puis encore dans des groupes. Un, où je figure en compagnie d’Aliocha Okontzev et de sa femme, a excité en moi un pénible souvenir et éveillé ma conscience depuis longtemps endormie. J’eus beaucoup de peine à me séparer de ces muets témoins des tempêtes passées. Après quoi, je m’assis devant la glace et commençai à comparer mon visage à ces divers portraits. À mon sens, c’est avec le portrait du page que j’ai gardé le plus de ressemblance : le visage est presque le même ; seulement j’ai aujourd’hui de grandes moustaches que je n’avais pas alors, et il faut dire aussi que les cheveux sont plus rares, mais le regard, l’expression n’ont pas changé.
Le docteur me surprit dans cette occupation.
— N’est-ce pas, Féodor Féodorovitch, lui demandai-je, que je ressemble à ce page ; qu’il n’y a pas grande différence ?…
— Eh ! eh ! il y en a une petite. D’abord, le page n’a pas de rides.
Ce maudit docteur me rendra fou. Sans doute, le mot ride m’est connu depuis longtemps : je l’ai souvent employé dans la conversation ; mais je ne me suis jamais rendu compte de son sens véritable.
— Où donc ai-je des rides ? exclamai-je avec désespoir.
Le docteur me les indiqua.
— Mais ce ne sont pas des rides, ce sont tout simplement de petits plis de la peau.
— Parfaitement ; mais, quand vous étiez page, vous n’aviez pas ces petits plis, et aujourd’hui ils y sont.
— Ce sont les réflexions, les nombreuses pensées…
— Oh ! les nombreuses pensées ! et davantage les longues années. Mais ne vous agitez pas, et laissez-moi écouter votre cœur.
Chez ma défunte mère, qui était toujours malade, et chez Maria Pétrovna, qui, toujours bien portante, se soigne sans cesse, j’ai observé bien des types de médecins. Féodor Féodorovitch appartient au plus odieux : c’est un médecin ironique, un faiseur de bons mots ; j’ai toujours peur qu’il ne jette dans l’ordonnance un de ces calembours latins dont on ne réchappe point.
19 novembre.
Aujourd’hui, Maria Pétrovna est venue me voir en compagnie du docteur. Maria Pétrovna est une femme très remarquable. Je crois avoir été amoureux d’elle tout enfant. J’eusse peut-être oublié cette circonstance depuis longtemps déjà si elle-même ne me la rappelait parfois avec sa façon de dire : « Vous qui m’avez tant aimée… » Nous sommes du même âge ; mais, l’an passé, il s’est trouvé qu’à l’entendre j’ai cinq ans de plus qu’elle.
Je fus son témoin quand elle se maria avec le général Kounistchev, déjà âgé, et qui mourut au bout de six ans, lui laissant l’hôtel qu’elle habite l’hiver et une grande propriété près de Riazan où elle passe l’été.
C’est à présent une grosse blonde assez fraîche et très bien conservée, non seulement pour l’âge qu’elle a, mais encore pour celui qu’elle se donne. C’est une femme qui est loin d’être sotte, mais elle serait beaucoup plus sage si elle n’était pas si distraite. Elle se tient attentivement au fait de la littérature, lit la Revue des Deux Mondes d’un bout à l’autre, s’y attarde longuement, et sa conversation révèle toujours l’article qui l’a plus spécialement retenue. Un jour, à un dîner où l’on parlait d’une actrice française nouvelle, elle interrompit la conversation pour m’apostropher : « N’est-ce pas, Paul, que l’impératrice byzantine Zoé était une femme étrange ? » Une autre fois, elle demanda à un parent éloigné de feu son mari, Nicolas Kounistchev, élève d’une école militaire, qui passait chez elle les vacances : « Que pensez-vous, Nicolas, de la situation des fellahs en Égypte ? » Pour toute réponse, l’autre fit sonner ses éperons.
Je vois Maria Pétrovna presque tous les jours. Le plus souvent je m’ennuie avec elle ; mais je me sens attiré chez elle comme dans un havre calme, sûr, coutumier. Parfois nous passons ensemble des soirées entières à parler de poésie et d’amour et aussi des potins de la ville. Elle aime la musique et joue très volontiers les Nocturnes de Chopin, mais elle les joue avec tant de sentiment et si lentement qu’on ne les reconnaît plus, et quelquefois, par distraction, elle s’embrouille.
J’ai remarqué que, dans ses jours de mélancolie, elle joue les Cloches du Monastère ; aux premières notes de ce morceau lugubre, le sommeil me gagne. Maria Pétrovna n’admet que l’amour platonique. Avec ce Nicolas Kounistchew, dont je viens de parler, il lui est même arrivé, l’an dernier, une histoire très caractéristique. Quand il fut promu officier, Maria Pétrovna prit grand soin de lui ; elle l’invitait sans cesse et organisait pour lui des soirées, malgré sa haine des réceptions. Je me réjouissais pour elle et pensais qu’après avoir médit toute sa vie de l’amour, elle était enfin amoureuse pour de bon. Mais voici la fin : un matin, on me remit ce billet laconique : « Mon cher Paul, venez me voir, j’ai à vous parler. » Je trouvai Maria Pétrovna dans les larmes et entourée de potions.
— Je vous ai prié de venir, commença-t-elle d’une voix faible, parce que je vous crois un ami véritable ; vous n’imaginez pas combien il est triste de perdre ses illusions, et je suis tout à fait désillusionnée sur le compte de Nicolas : il ne m’a pas comprise !
— Mais qu’a-t-il fait ?
— Je ne puis vous le dire ; je ne puis dire qu’une seule chose : il ne m’a pas comprise !
Ne comprenant rien moi-même, je suis allé chez Nicolas. Celui-ci reçut d’abord mes questions assez froidement.
— Mais comprenez bien, Nicolas, lui dis-je, que je ne suis pas du tout venu faire une enquête ; à vrai dire, cette affaire ne me touche pas du tout ; seulement, comme ami de Maria Pétrovna et le vôtre, je veux faire cesser le malentendu qu’il y a entre vous. Qu’est-il arrivé ?
— Mais absolument rien, répondit-il en riant. J’ai passé toute la soirée chez ma tante ; tout le temps elle a joué des Nocturnes, puis on a servi à souper ; après, je ne sais trop pourquoi, j’ai peut-être baisé sa main une fois de trop, elle s’est fâchée et s’est retirée.
— Je suis persuadé que vous n’avez pas voulu offenser Maria Pétrovna ; mais néanmoins pourquoi ne lui présenteriez-vous des excuses ?
— Mais, si vous voulez, je suis prêt à en faire cent mille.
Aussitôt je me suis rendu avec le coupable chez Maria Pétrovna ; il s’excusa respectueusement et reçut son pardon ; mais de ce jour il cessa ses visites. Cette fois, il l’avait tout à fait comprise.
Aujourd’hui, Maria Pétrovna est venue me voir tout de noir vêtue et avec un visage d’enterrement. À ma vue, elle s’égaya.
— Mais, Paul, je ne vous trouve pas si mal que me l’a dit Féodor Féodorovitch.
Le docteur lui lança un regard très expressif, mais qui fut vain ; elle ne le vit pas ; seul je le remarquai.
— C’est vrai, Paul est un peu abattu ; mais regardez : il a des couleurs et, dans tous les cas, Féodor Féodorovitch, il me semble qu’il ne faut pas le traiter par des moyens violents ; on pourrait lui donner pulsatilla ou mercurius solubilis, qu’en pensez-vous ?
Maria Pétrovna, vous savez ce que je pense de l’homéopathie, répondit très sèchement le docteur.
— Pardon, j’oubliais… Cependant je crois que pulsatilla ne peut pas faire de mal.
— Si elle ne peut pas faire de mal, elle ne peut pas faire de bien, et si elle peut faire du bien, elle peut aussi faire du mal, c’est un cercle vicieuse de laquelle vous ne sortirez pas.
— Féodor Féodorovitch, combien de fois vous ai-je dit que cercle est du masculin et qu’il faut dire cercle vicieux et non vicieuse ! remarqua d’un ton de doux reproche Maria Pétrovna.
Le docteur, piqué d’avoir été repris pour son français dont il était entiché et surtout de l’allusion à l’homéopathie, annonça qu’il avait à voir sur l’heure un client gravement malade. Malgré mes instances Maria Pétrovna ne consentit pas à rester seule et partit en même temps. Peut-être redoutait-elle de ma part une incartade du genre de celle de Nicolas Kounistchev. D’ailleurs elle put donner de son départ un motif excellent, sa nièce. De cette nièce qui, depuis quelques jours, était sortie de pension, j’ai les oreilles rebattues. Elle s’est imaginé l’aimer beaucoup, bien qu’il y ait fort longtemps qu’elle ne l’ait vue. Elle dit à présent que sa nièce est charmante, elle l’appelle « l’enfant de mon cœur » et regrette beaucoup que je ne la connaisse pas encore. Moi, je ne le regrette nullement : ce doit être une pensionnaire blonde et sentimentale comme sa tante.
1er décembre.
Trois semaines ont passé déjà depuis le début de ma maladie. J’ai essayé une foule de mixtures et d’onguents ; à chaque remède nouveau le docteur m’assure que le remède a agi, et pourtant il ne lève pas les arrêts. Dans la soirée, quelques amis viennent me voir ; aujourd’hui, personne n’est venu, et c’est avec joie que je me remets à mon journal.
Pour établir le bilan de ma vie passée, il me faut d’abord définir l’homme. Ai-je été : bon ou mauvais, intelligent ou imbécile, heureux ou malheureux. Après avoir allumé un cigare, je me suis assis sur le divan et, pendant deux heures, j’ai réfléchi là-dessus. Ma conclusion a été qu’une question de ce genre est insoluble, même pour l’homme le plus sincère. Quand on tâche à se rappeler tout son passé, aussitôt se présentent avec netteté toutes nos bonnes actions : on a fait du bien à celui-ci ; on a sauvé celui-là ; tel jour on pouvait faire une méchanceté et on s’en est abstenu. Le souvenir des mauvaises actions est beaucoup plus pâle. Si à votre conscience apparaît spontanément un acte absolument mauvais, cette fidèle compagne se fait aussitôt votre avocat ; elle a vite fait d’inventer toutes les excuses possibles, comme si l’aveu de votre culpabilité vous exposait à la déportation. C’est ce qui vient de m’arriver et qui m’arrive chaque fois que je me souviens d’Aliocha Okontzev… Mais ce sera pour une autre fois.
Il est encore plus difficile d’apprécier ses qualités que ses actes. Pour juger autrui, nous avons un dictionnaire entier de nuances où nous n’avons qu’à choisir. Sur trois hommes qui tiennent autant à leurs biens, du premier, qui nous est sympathique, nous dirons qu’il est économe, prudent ; du second, si nous ne l’aimons pas, qu’il est intéressé ; nous ne pourrons souffrir le troisième, c’est un ladre. La plupart des historiens se prononcent d’après leurs sympathies, ou, pour mieux dire, leurs caprices. Tout en respectant la vérité, ils peuvent traiter tel personnage de sévère ou de cruel, de bon ou de faible. Il va sans dire qu’en se jugeant soi-même pour sincère qu’on soit, on choisira les nuances les plus tendres. Cependant il en est qui ont à dessein présenté leur passé sous les couleurs les plus sombres. Des confessions de ce genre masquent mal l’orgueil de l’auteur. « Lecteurs, voyez à quel point je suis sévère pour mon passé et inférez-en quel héros je suis devenu. »
À demain.
2 décembre.
Suis-je intelligent ou bête ? On me demanderait à l’improviste de le dire de n’importe lequel de mes amis que je serais très embarrassé de répondre sur-le-champ. Je ne parle pas des hommes de génie, ni des purs idiots ; les uns sont d’ailleurs aussi rares que les autres. Il m’est encore plus difficile de me prononcer sur mon compte. On se fait généralement de l’esprit les idées les plus différentes ; dans le monde, on dit le plus souvent d’un homme qu’il est intelligent quand il sait par cœur beaucoup de calembours français, ou qu’il critique tout le monde ; chez les savants, on tient pour intelligent celui qui a la patience ou le temps de lire la plus grande somme de choses inutiles ; pour les gens d’affaires, c’est celui qui est le plus retors. Dire de quelqu’un qu’il a de l’esprit ou que c’est une bête ne signifie absolument rien : cela dépend uniquement de l’état où l’on se trouve. J’ai dit, par exemple, que Maria Pétrovna, malgré ses distractions, n’est pas une sotte ; mais, quand je l’ai écrit j’étais de très bonne humeur. Mal disposé, je pouvais dire absolument le contraire, et je n’aurais pas été loin de la vérité. Hier, elle m’a envoyé des pilules homéopathiques avec la recommandation la plus sévère de n’en pas parler au docteur. Aujourd’hui, Féodor Féodorovitch est entré chez moi en me demandant :
— Eh bien, et la pulsatille vous a-t-elle réussi ?
— Qui vous a dit… ?
— Maria Pétrovna naturellement. .
Pour moi, ce n’est qu’en logique que l’esprit donne sa mesure. Or, de ce point de vue je ne puis pas dire que je sois un sage. Souvent je n’ai pas fait ce que j’avais résolu, et néanmoins je puis jurer n’avoir jamais menti avec préméditation. Dans mon enfance, ma vieille tante Avdotia Markovna me grondait un jour pour une espièglerie : « Toi tu es sage, me dit-elle, mais ta tête ne l’est pas. » Je crois qu’elle avait raison.
J’appartiens à une vieille famille noble, conservatrice, et l’éducation autant que la vie militaires n’ont fait qu’aggraver mon conservatisme. Le principal, l’unique roman de ma vie, dont je parlerai plus tard me fit prendre ma retraite ; je m’installai à la campagne où je fus choisi comme arbitre territorial.
Notre province était réputée pour la libéralité de ses arbitres, et parmi eux je fus l’un des plus libéraux. Comment cela s’est-il fait, je ne me chargerai pas de l’expliquera présent ; mais, dans ce temps-là, toutes les opinions étaient mêlées jusqu’au ridicule ; chacun pouvait se dire ce que bon lui semblait. Dans mon enfance, on m’apprenait que le conservateur doit suivre les impulsions du gouvernement, et il arrivait que le gouvernement était plus libéral que la société. Notre gouverneur, jadis l’un des propriétaires les plus cruels, pleurait d’attendrissement au mot d’émancipation. Il est probable que si le gouvernement avait décidé de remettre les paysans en esclavage, ses larmes auraient coulé encore plus abondamment.
Étais-je absolument sincère ? Oui et non, comme dit une dame de ma connaissance, qui veut donner à entendre qu’elle sait tout, mais sans se mettre dans l’embarras.
Il m’arrivait de m’abandonner à de graves réflexions. Prenons, pensais-je, mon oncle Platon Markovitch : jusqu’à l’âge de soixante-dix ans, il fut le plus parfait honnête homme qu’on pût voir, les paysans l’adoraient ; mais il est du vieux temps, il lui est difficile de se faire aux idées nouvelles : il a peur de la ruine pour ses enfants ; qu’y a-t-il donc d’extraordinaire qu’il défende de son mieux ses intérêts ? peut-on dire qu’il soit malhonnête ? Mais ces réflexions étaient étouffées par le bruit des assemblées générales, les articles de journaux et surtout par la mode, et nous étions la terreur de la province et ne faisions pas de différence entre les hommes comme Platon Markovitch et les vrais suppôts du servage. Cette conduite passionnée et évidemment injuste était peut-être nécessaire pour le rôle historique que nous avions à jouer, et, quand il fut fini, nous descendîmes de scène, et je retournai tout naturellement dans le cercle ancien des hommes et des idées.
L’année dernière, j’ai rencontré à Pétersbourg quelques anciens terroristes avec lesquels j’avais gardé des relations amicales. Nous convînmes de dîner ensemble au restaurant. Il y eut tout d’abord un peu de gêne ; mais, sous l’influence du vin et des vieux souvenirs, cette sensation se dissipa et, à la fin du dîner, on discourut des « planteurs », de « la lutte contre les planteurs », et l’on brandit combien de mots jadis terribles, maintenant sans vertu. Pour quelques heures encore nous nous crûmes redevenus des kalifes.
Cette fois étais-je sincère ? Je vous répondrai encore comme cette dame de ma connaissance : oui et non. Les idées que ces mots représentent sont depuis longtemps passées de mode ; autrefois ils suscitaient en foule des conceptions neuves, la rupture de tout le passé ; ce n’est plus à présent que des clichés.
6 décembre.
Passons à une autre question : ai-je été heureux ou malheureux ? D’un point de vue ordinaire, sans doute j’ai été très heureux, parce que j’ai de la fortune et ce qu’on est convenu d’appeler une situation dans le monde. Mais l’argent n’est qu’un bien négatif, et il en est comme de la santé : on ne le désire que quand il manque. Selon moi le bonheur ne dure qu’un moment ; dès que l’homme a obtenu ce qu’il désire, il n’en veut déjà plus, et le plus souvent ce moment est encore empoisonné par l’immixtion des amis ou des ennemis, ce qui est à peu près la même chose.
Où sont nos amis ? où, nos ennemis ? La véritable amitié, fondée sur de longs rapports, sur l’affection et l’estime réciproques, est rare dans le monde, et ces relations dans lesquelles on se traite d’amis ne nécessitent ni l’estime, ni l’affection. En français, il n’y a qu’un mot pour désigner les vrais amis et les autres ; en russe, il y a deux mots : drouzia et priateli. La nuance a une grande importance : les priateli sont des hommes qui croient de leur devoir de fouiller dans votre âme et dans votre vie, qui, chaque fois qu’ils vous rencontrent, expriment une grande joie, et sont très peu attristés s’il vous arrive une peine. J’ai remarqué que les relations des priateli naissent beaucoup plus souvent de vices communs que de vertus communes ; les vertus ou les talents communs excitent la rivalité, c’est-à-dire l’envie. L’homme qui se reconnaît un vice est très heureux de le rencontrer chez d’autres hommes, et il est porté à le trouver charmant pour se justifier soi-même.
L’hostilité entre les hommes naît parfois du choc des intérêts communs : c’est l’hostilité naturelle, celle de deux chiens pour un os jeté entre eux. Mais souvent les causes de l’hostilité sont aussi légères et aussi accidentelles que celles de l’amitié. Dans une maison amie, vous rencontrez pour la première fois monsieur N. N., et vous dites devant lui que la cantatrice Solfegio chante faux. Si N. N. se taisait ou était de votre avis, peut-être deviendriez-vous, vous et lui, pour toute la vie, des priateli ; mais N. N. est amoureux de la cantatrice Solfegio et vous contredit assez durement. Vous êtes étonné du ton de votre contradicteur et vous ripostez par quelques pointes qui cependant n’excèdent pas les limites de la courtoisie. C’en est assez : N. N. est devenu votre ennemi mortel ; il surveille chacune de vos phrases, remarque vos faiblesses, et peut-être ne reculera pas devant la calomnie. Combien de fois une hostilité aussi puérile trouble-t-elle les sphères les meilleures, les plus intelligentes ! Voici un écrivain, X, très connu et fort estimé, qui a écrit un article sur la Commune ; un autre écrivain, Z, non moins estimé, n’aime pas la Commune et discute l’article de X, en exprimant toutefois sa parfaite estime pour le mérite de l’auteur. Cependant X prend mal la critique et, dans sa réponse, écrit que Z n’a, pour discuter la question, aucune compétence. Alors Z convainc X d’une erreur de citation. La polémique s’échauffe de plus en plus et, à la fin, amène X à faire allusion à la situation très fausse de la femme de Z ; Z, à son tour, donne clairement à entendre que X a reçu des coups le jour de l’inauguration d’un établissement quelconque. Or, dans ces articles, à l’étonnement et à l’indignation du public, il n’est plus question de la Commune. Mais que dis-je, le public ne s’étonne nullement, n’est point indigné ; la majorité s’intéresse beaucoup moins à la Commune qu’à la correction infligée à X ou aux aventures de la femme de Z. Me voilà aussi loin de mon sujet que X et Z. En revenant à la question du bonheur, de nouveau je me rappelle, malgré moi, cette époque à laquelle j’ai déjà fait allusion : époque d’activité fiévreuse et de bonheur fou qui a empoisonné le reste de ma vie. Demain je tâcherai de raconter cette histoire, qui peut fournir des réponses à quelques-unes des questions que je me suis posées.
7 décembre.
Aliocha Okontzev était mon plus proche voisin, mon parent éloigné et mon meilleur ami d’enfance et d’adolescence. Je n’ai jamais rencontré d’homme plus sympathique ; c’était, avec de l’esprit et du plus original, le cœur le plus tendre, le plus doux, le plus ingénument confiant. À vingt-trois ans, il épousa une jeune fille de Moscou, de famille noble et riche. Jamais je n’oublierai ma première rencontre avec Hélène Pavlovna.
Je venais de prendre, au régiment, un congé de trois mois et me rendais à Vassilievka pour arranger des affaires relatives à l’émancipation. En passant à Moscou, j’entrai au restaurant Troïtzky, et là, au fond de la salle, près de l’orchestre, j’aperçus Aliocha en compagnie d’une gracieuse jeune femme. Il se jeta à mon cou et me présenta sa femme.
— Vois-tu, Lili, disait-il avec une vraie joie, tu as eu sans doute le pressentiment que nous le rencontrerions ici ; ce n’est pas pour rien que tu prenais tant d’intérêt à mes récits. Imagine-toi, Pavlik, qu’hier toute la journée, elle m’a demandé de déjeuner aujourd’hui au restaurant. Je ne pouvais comprendre pourquoi cette fantaisie lui était venue.
— Je n’avais aucun pressentiment, répondit-elle en souriant, mais je n’avais jamais entendu d’orchestre comme celui-ci, et depuis longtemps déjà je m’étais promise de déjeuner au restaurant aussitôt mariée.
Le déjeuner fut très gai. Je me rappelle qu’au premier abord la beauté d’Hélène Pavlovna ne fit pas sur moi grande impression ; je fus seulement surpris de son regard étrange, mystérieux et fixé à distance ; ses yeux verts semblaient poser une question à laquelle nul ne pouvait répondre. Après le déjeuner, la fantaisie lui vint d’aller chez un photographe faire faire le portrait de notre groupe en souvenir de cette rencontre. Naturellement nous avons acquiescé à son désir ; et ce groupe, que j’ai appelé prophétique, demeure chez moi le seul monument du passé. Le même soir, nous quittions Moscou pour la campagne. Nos propriétés n’étant distantes que de quatre verstes, nous nous vîmes tous les jours. Deux mois plus tard, je commençai à remarquer que le regard mystérieux s’arrêtait longuement sur moi.
Que je fusse amoureux d’Hélène Pavlovna, rien d’étonnant ; mais pourquoi m’aima-t-elle ? C’est encore pour moi une énigme. Aliocha était beaucoup mieux que moi physiquement et sous tous les autres rapports, je n’ose même pas me comparer à lui… Et notre aventure commença six mois à peine après son mariage.
Plus tard, quand je songeais à ma conduite d’alors, je me consolais à la pensée d’avoir lutté longtemps contre mes sentiments. Hélas ! je dois avouer que, si j’ai lutté, ce ne fut pas avec beaucoup de persévérance. Si j’eusse été absolument honnête, je serais parti sans attendre la fin de mon congé, mais je ne partis pas… puis je fis renouveler mon congé… puis je donnai ma démission et acceptai les fonctions d’arbitre. Je passai deux années à la campagne ; et ces deux années sont l’époque la plus intéressante et la plus honteuse de toute mon existence. Ma vie était remplie : je ne la donnais pas toute à Hélène Pavlovna ; mes devoirs d’arbitre occupaient plus de la moitié de mon temps ; l’amour était plutôt pour moi un repos, une distraction. Ainsi je n’ai pas même l’excuse de la passion.
Les Okontzev passèrent l’hiver au chef-lieu ; je louai un pavillon dans la cour de la maison qu’ils occupaient, et je venais chez eux chaque fois que j’étais libre. Je ne puis dire que ma conscience fût toujours tranquille ; parfois je ne pouvais regarder sans effroi le bon et confiant Aliocha ; mais cette conscience même de la profondeur de mon crime et la crainte perpétuelle d’être surpris donnaient à notre intrigue un charme particulier, mauvais.
À la fin de l’hiver suivant, Aliocha prit froid et tomba gravement malade. Hélène Pavlovna demeura à son chevet et, avec un dévouement admirable, remplit ses devoirs de garde-malade.
Mais quand Aliocha fut mieux, elle ne put cacher son désappointement, qui s’accrut quand le docteur décida qu’il fallait qu’Aliocha allât pour un an dans les pays chauds. Le laisser aller seul, Hélène Pavlovna ne le pouvait, pas, et se séparer de moi lui semblait impossible ; en vain, je jurais que j’irais les rejoindre l’été : elle était inconsolable. À la fin d’avril, Aliocha étant en état de supporter le voyage, le départ fut fixé au commencement de mai. Le jour venu, je restai très tard chez les Okontzev. La soirée était si chaude que la porte du balcon était restée ouverte et qu’Aliocha respirait avec plaisir l’air pur du printemps. Hélène Pavlovna était très animée et causait gaîment du voyage prochain, tout en préparant des remèdes pour son mari, et avec un sourire elle me dit qu’il était l’heure de partir. J’avais déjà franchi la porte quand Aliocha me rappela : « Tu vois, Pavlik, dit-il en me serrant fortement la main, je voulais te dire… tu ne peux t’imaginer comme je suis heureux de pouvoir partir, mais je suis ennuyé de me séparer de toi. Donne-moi ta parole de venir chez nous cet été. » Les plus amers reproches m’eussent moins impressionné que ces paroles amicales. Quelque chose m’oppressait le cœur ; le vague pressentiment d’un malheur me tint éveillé : ce ne fut qu’au matin que je m’endormis d’un sommeil lourd, troublé.
Je fus éveillé par la nouvelle de la mort d’Aliocha. Le docteur perdit absolument la tête devant cette fin imprévue ; mais il finit par décider qu’elle était due à une rechute et se tranquillisa. On attribua la cause de la rechute à la porte ouverte du balcon. Toute la ville assista au service ; chacun fut frappé de la profonde douleur d’Hélène Pavlovna. Il ne me venait pas en tête de douter de sa sincérité, car moi-même je souffrais cruellement de douleur et de honte ; à l’enterrement, elle se frappa la tête contre le cercueil et tomba évanouie sur les marches du catafalque.
Je ne savais pas s’il était convenable de lui faire visite le jour même ; mais elle me tira d’embarras en m’écrivant qu’elle m’attendrait à neuf heures. Je la trouvai pâle, mais calme, vêtue d’une robe neuve, blanche, garnie de dentelles. Elle m’aborda par ces paroles : « Quel bonheur que tout cela soit enfin fini ! » Et avec un sourire elle me tendit la main.
Je fus si étonné de ces paroles, de ce sourire, qu’il me fut impossible de prononcer un mot. Soudain une lueur sinistre éclaira les ténèbres où se débattait ma pensée : Hélène Pavlovna avait empoisonné Aliocha. Au moment même, elle prononça en français une phrase dont le sens était qu’aucun acte ne fait hésiter la femme qui aime, tandis que l’homme (je me rappelle qu’elle disait : vous autres) ne pense pas même à apprécier son sacrifice.
Si aujourd’hui Hélène Pavlovna avait à répondre en justice de l’empoisonnement de son mari et que je fusse du jury, en conscience je ne pourrais la déclarer coupable ; mais, dans ce jour terrible, la phrase qu’elle prononçait coïncidait si bien avec ma pensée qu’il ne me resta pas l’ombre d’un doute. Je voulais me jeter sur elle, lui arracher l’aveu : je voulais courir et demander l’exhumation et l’autopsie du corps d’Aliocha ; mais je n’en fis rien, je ne songeai qu’à moi, et, prétextant un mal de tête, je quittai Hélène Pavlovna en lui promettant de revenir le lendemain matin. Il me semble qu’en lui disant adieu je la baisai au front.
Le lendemain matin, au lever du soleil, je me rendais à Vassilievka. J’arrangeai en hâte mes affaires et partis pour l’étranger. Pendant quatre ans, je voyageai en Europe sans trouver nulle part la tranquillité. La pensée que jetais, bien qu’indirectement, l’assassin d’Aliocha, me suivait, partout.
Au commencement, Hélène Pavlovna m’écrivit, me suppliant de revenir, puis elle m’accabla de reproches. Je ne lui répondis pas. Je crois que si elle s’était présentée à moi avec son sourire énigmatique, je me serais jeté à ses pieds et aurais cru chacune de ses paroles ; mais ces lettres dures, fâchées, ne faisaient que fortifier mes soupçons ; elle n’y a jamais fait allusion ; peut-être jusqu’ici les ignore-t-elle…
Enfin le temps passa. Je rentrai en Russie, m’installai à Pétersbourg, repris du service, m’inscrivis au club. Ce fut le commencement de cette vie oisive, mondaine, où un jour après l’autre passe sans apporter ni joie ni douleur, où l’esprit et la conscience s’assoupissent au bruit monotone des petites rivalités et des petites vanités.
Je ne suis allé qu’une fois à Vassilievka, à la nouvelle d’une grave maladie de ma mère. Je n’y ai plus trouvé Hélène Pavlovna, et j’ai appris que, deux ans après la mort d’Aliocha, elle s’était remariée avec un comte polonais, et que, bientôt après, veuve une seconde fois, elle s’était installée dans ses nouveaux domaines de Pologne.
Pendant quinze ans, je n’entendis plus parler d’elle. Au commencement de l’hiver dernier, j’étais à une matinée chez la princesse Kozielskaïa et m’apprêtais à partir, quand on annonça la comtesse Zavolskaïa. « C’est une vieille amie de Moscou, expliquait la maîtresse de maison ; nous sortions ensemble. Dieu ! quelle a été belle ! Maintenant, elle mène ses filles dans le monde. » On vit entrer une dame en robe noire, au visage jaune, aux yeux éteints, sans aucune trace de beauté ; deux jeunes filles l’accompagnaient, très élégamment vêtues. « Chère Hélène, quel bonheur de vous voir ! » prononçait emphatiquement la princesse en roulant son gros corps à la rencontre des visiteuses. Au son de la voix de la dame en noir, je tressaillis : c’était la voix d’Hélène Pavlovna. La princesse la présenta à ses hôtes. Arrivée devant moi, Hélène Pavlovna me toisa d’un regard rapide, et, sans me tendre la main, s’adressant à la princesse, elle dit : « Nous nous connaissons de longue date, Monsieur était très lié avec mon premier mari. »
Depuis, j’ai souvent rencontré dans le monde Hélène Pavlovna, et son attitude à mon endroit a toujours été froide jusqu’à l’impolitesse.
Une fois, à une soirée chez la même princesse Kozielskaïa, je me trouvai par hasard avec elle à une table de jeu. Au commencement, tout alla bien ; mais, quand il lui fallut jouer avec moi, elle appela un vieux général et lui remit son jeu en disant qu’elle était fatiguée.
Sa fille cadette, qui est du second lit, n’est pas jolie, bien qu’elle rappelle un peu Hélène Pavlovna dans sa jeunesse ; mais l’aînée est charmante ; par son visage et ses manières, elle est tout le portrait d’Aliocha. Souvent j’ai voulu l’approcher et faire plus ample connaissance ; mais, probablement sur l’ordre de sa mère, elle affecte de regarder dans le vide.
Enfin ! j’ai raconté brièvement mon roman. Peut-on à ce sujet parler de bonheur ? Dans toute cette histoire, ma conduite ne fut ni honnête ni sage. Je pourrais me justifier en disant qu’à ma place beaucoup auraient fait comme moi ; mais est-ce une justification ?
23 décembre.
Hier, après être resté enfermé cinquante jours, j’ai enfin recouvré ma liberté. Ma première sortie a été pour l’arbre de Noël de Maria Pétrovna, dont j’entendais parler depuis plus d’un mois.
Comme je l’ai déjà dit, Maria Pétrovna a horreur des grandes réceptions, car elle pense que tout le monde s’ennuie chez elle (elle en juge d’après ce qu’elle éprouve elle-même à s’occuper d’hôtes qu’elle connaît peu). Elle ne peut réprimer un bâillement nerveux, et même se traite pour cela par l’homéopathie, mais sans succès. On dit qu’une fois, étant au petit salon, avec trois dames dont les filles dansaient dans le grand, elle s’endormit complètement. Elle s’est décidée à faire cet arbre pour sa nièce, ce qui prouve combien elle l’aime déjà.
Je me suis tellement habitué, ces temps-ci, à la solitude et à une lampe à abat-jour sombre qu’en entrant chez Maria Pétrovna je fus ébloui par l’éclat des bougies et la foule des invités.
Il y avait beaucoup d’enfants, de tout âge, mais encore plus de grandes personnes. À la porte du salon, comme memento mori, se tenait mon médecin en habit à la dernière mode, en cravate de soie blanche ; sur sa poitrine brillait en guise de bouton un énorme diamant, — faux, sans doute. Il me regarda de la tête aux pieds, et, me frappant sur l’épaule, il me dit d’un ton protecteur :
— Eh bien, eh bien ! Mais surtout ne prenez pas de glace.
Je suis arrivé à grand’peine jusqu’à Maria Pétrovna. Elle semblait non pas ennuyée, mais mélancolique. Je lui en demandai la raison.
— Ah ! Paul, vous savez comme j’aime les enfants, et Dieu m’a privée de ce bonheur. Que donnerais-je pour que tous ceux-là soient à moi !
— Ce serait bien tant pis pour vous, Maria Pétrovna : vous auriez au moins cent cinquante ans.
— Vous avez toujours le mot pour rire. Comment trouvez-vous ma nièce ?
— Je ne l’ai pas vue.
— Est-ce possible ? Je vais vous la présenter tout de suite. Michel, cherchez Lydia, je vous prie, et me l’envoyez.
Michel Kozielsky, un grand et beau page, au visage gai et souriant, partit à la découverte.
Le moment d’après, accourut vers nous une fillette très jolie, au nez retroussé et aux yeux noirs provoquants. Ses dix-sept ans n’en paraissaient pas quinze. Ce fut pour moi une surprise comme si j’avais gagné à l’arbre de Noël. Je ne pouvais m’imaginer que Maria Pétrovna eût une nièce aussi charmante. Son visage rose respirait la joie ; elle prit un air sérieux et me salua avec cérémonie ; mais elle ne put se contenir longtemps et éclata de rire.
— Je vous connais depuis longtemps. Chez tante, il y a beaucoup de vos portraits, et vous ressemblez beaucoup à Kostia.
— Quel Kostia ?
— C’est mon oncle. Je l’appelle Kostia parce que je l’aime beaucoup. Voulez-vous un bonbon ? Ceux-ci ne sont pas fameux. Je vais vous chercher des chocolats.
— Lydia Lvovna, vint dire Michel Kozielsky, la baronne arrive avec ses filles.
Lydia prit de nouveau une mine sérieuse, comme il convient à une maîtresse de maison, et gravement se dirigea vers la baronne.
Mais, en passant, elle attrapa un gros garçon en veston blanc et lui posa sur la tête un bonnet en papier vert. Et moi, le docteur me prit pour me présenter à son épouse. En général, le docteur est sans façons, et il tient à faire voir par tous les moyens qu’il est intime dans la maison ; il parlait très haut et naturellement français. Il a soigné, il n’y a pas longtemps, une cocotte française et a appris d’elle l’argot de Paris ; dans tous les coins du salon, on entendait sa voix : « Couci, couça, Madame… En voilà une gaffe par exemple ! » Mais cela ne l’empêchait pas de se tromper sur les genres et de dire : « l’arbre est très belle ». Diable de genres ! il n’arrive pas à s’en tirer : c’est le tendon de cet Achille. Son épouse est une petite femme très modestement habillée et tout à fait nulle. À ses cotés accouraient à tout instant deux fillettes aux longs cheveux blonds qui apportaient des bonbons, des oranges et des petits objets de l’arbre et mettaient tout cela dans un réticule en soie. À peine avais-je échangé quelques mots avec ma nouvelle connaissance que Lydia était devant moi, tenant un petit bonnet de papier rose à la main. Une foule de jeunes personnes s’arrêtaient à deux pas d’elle.
— Voilà Sonia Kozielskaïa (elle baissait la tête et me regardait malicieusement), Sonia Kozielskaïa qui dit que je n’oserai pas vous mettre ce petit chapeau ; j’ai dit que si. Vous ne vous fâcherez pas ?
— Nullement, si cela vous fait plaisir.
— Oh ! comme vous êtes bon. Tante disait vrai. Mais non : ce ne serait pas convenable, et miss Take me gronderait.
— Qui est miss Take ?
— Comment, vous ne connaissez pas miss Take ! C’est ma gouvernante ; elle est très sévère. Il vaut mieux que je vous apporte une glace.
— Je vous remercie ; mais le docteur m’a défendu de manger des glaces.
Le docteur sembla réfléchir et dit :
— Ce n’est rien ; devant moi, on peut.
Lydia courut chercher une glace et, à la grande joie de la jeunesse, mit sur sa tête le petit bonnet rose, que, par politesse, elle avait appelé le petit chapeau.
— Lydia Lvovna, lui dis-je, en prenant de ses mains la petite tasse de liquide rose qui avait dû être de la glace, vous me gâtez tant aujourd’hui que je me crois aussi le droit de vous apporter des bonbons ; quels sont ceux que vous préférez ?
— Les fondants roses.
Dans sa robe rose, avec le bonnet rose sur la tête et ses joues roses, elle-même ressemblait à une fleur rose ou a un bonbon rose.
À onze heures, l’arbre de Noël étant dépouillé, on emmena les petits enfants, et les grands se mirent à danser.
Les danses ne cessèrent pas d’un moment, et l’animation était telle que, cette fois, Maria Pétrovna ne pouvait dire qu’on s’ennuyât chez elle. Je fis avec Lydia deux tours de valse, puis elle me dit :
— Savez-vous que vous dansez très bien, beaucoup mieux que tous les jeunes… excepté Michel.
— Lydia Lvovna, pourquoi me faites-vous de la peine ? Suis-je un vieillard ?
— Non, vous n’êtes pas un vieillard ; mais cependant vous êtes âgé.
— Prouvez que vous ne me prenez pas pour un vieillard et dansez une mazurka avec moi.
Lydia n’avait pas eu le temps de me répondre, que l’insupportable docteur se mêlait à notre conversation.
— Non, mon cher, laissez cela ; il est temps de rentrer ; en voilà assez pour la première fois ; vous ne pouvez pas danser la mazurka ni souper.
Je protestai timidement ; mais le docteur fut inexorable.
— Regardez-vous dans la glace. À quoi ressemblez-vous ?
Il fallait obéir. En traversant la salle à manger où il n’y avait personne, je m’arrêtai devant une glace, et qu’y ai-je vu ? j’y ai vu un visage très jeune, très animé, ne ressemblant à personne qu’à Pavlik Dolsky qui, toute sa vie, a soupé et a dansé la mazurka.
Je suis rentré très content de ma soirée ; mais la fatigue sans doute, car j’ai déjà perdu l’habitude de sortir, m’empêcha longtemps de m’endormir. Vers le matin, je rêvai que je mangeais un fondant rose.
28 décembre.
Après deux jours passés à la maison, j’ai été aujourd’hui dîner au club. J’étais curieux de voir si l’on me trouverait changé. La première impression fut bonne. Chez le portier je rencontrai le gros Vaska Touzemtzov qui prenait sa pelisse.
— Ah ! bonjour, Pavlik, pourquoi n’es-tu pas venu, depuis si longtemps ?
— J’ai été malade près de deux mois.
— Malade ! Je te crois malade… Mais regarde-toi donc. Avec ce teint de sang et de lait ! Bah ! flirter, c’est ton affaire. Où dînes-tu ?
— Au club, et toi ?
— Ma femme m’a demandé de dîner à la maison ; nous avons du monde. Monte dans ma voiture ; tu dîneras avec nous : ma femme sera très contente ; que feras-tu ici ?
— Non, merci ; c’est impossible aujourd’hui.
— Eh bien ! comme tu voudras.
Deux suisses coururent mettre Vaska en voiture, et moi, encouragé par ces paroles, je montai quatre à quatre l’escalier, étouffant, presque privé de souffle. En même temps, du salon de lecture, montait « le vieux et très estimé » administrateur André Ivanovitch. Lui aussi me demanda pourquoi je n’étais pas venu au club depuis si longtemps, et je dus lui conter par le menu toute l’histoire de ma maladie. André Ivanovitch m’écouta avec beaucoup de sollicitude, puis il hocha la tête et prononça en aparté :
— Oui, c’est admirable, non moins que le cas de Stépan Stépanovitch qui vit jusqu’à présent.
Stépan Stépanovitch est un vieillard de plus de quatre-vingts ans, paralysé depuis deux ans.
Pourquoi ce rapprochement ?
Le triste état d’esprit dans lequel m’avait fait tomber cette aimable comparaison se dissipa peu à peu pendant le dîner. Tout le monde m’accueillait aimablement, le dîner était excellent, les conversations très animées. Les vieillards se rappelaient le passé, et, comme ma mémoire est riche de souvenirs et d’anecdotes, je m’animai beaucoup aussi et parlai beaucoup. Mais, cette fois encore, André Ivanovitch vint tout gâter. À la fin du dîner, s’adressant à moi, il me demanda avec le plus gracieux sourire :
— Vous, Pavel Matvéitch, qui connaissez tant d’hommes célèbres, dites-moi, s’il vous plait, si vous ne vous êtes jamais rencontré avec notre grand historien Karamzine ?
Je voulais répondre : « Non, je n’ai pas rencontré Karamzine ? mais j’ai tutoyé Lomonossov », mais je m’abstins : mon ironie eût été perdue.
Karamzine était mort vingt ans avant ma naissance, comment aurais-je pu me rencontrer avec lui ? C’est surprenant, comme les vieillards perdent jusqu’à la notion de la chronologie. Le soir, en jouant au whist, je fis quelques grosses fautes. Pourquoi ? probablement parce que je n’avais pas joué depuis longtemps ; ou peut-être suis-je en effet semblable à Stépan Stépanovitch, qui, depuis dix ans déjà, est si vieux qu’on ne lui compte pas ses renonces.
3 janvier.
La maison de Maria Pétrovna est tout à fait méconnaissable. Auparavant, c’était un abri calme ; maintenant, grâce à la présence de Lydia, c’est un bazar mondain. Il y a toujours les trois princesses Kozielsky : Sonia, Véra et Nadia ; Sonia (deuxième) Zebkina ; Sonia (troisième)… j’ai oublié son nom ; la cousine Katia, la cousine Lise, et encore des demoiselles « dont Dieu seul sait les noms », des pages, des lycéens, de jeunes officiers ; tout ce monde remplit de vacarme l’hospitalière maison de Serguevskaïa.
À la tête de toute cette jeunesse est Michel Kozielsky, évidemment amoureux de Lydia et qu’on appelle son adjudant.
Maria Pétrovna a définitivement cessé de penser que chez elle tout le monde s’ennuie, et une fois même elle a dit sans y prendre garde : « Mais il paraît que cette jeunesse s’amuse chez moi ! »
Lydia est très charmante avec moi, et très charmante en général. J’ai commandé quelques livres de fondants roses, je les ai fait mettre dans une boîte rose en forme de bonnet et je les lui ai apportés pour le nouvel an.
Au premier moment, elle a été ravie du cadeau, qu’elle courut montrer à miss Take ; mais elle est revenue l’air presque attristé :
— Je vous ai cru si bon et je vois à présent que vous êtes très moqueur. Vous m’avez apporté cette bonbonnière pour me rappeler ma sottise à l’arbre de Noël ; n’est-ce pas ?
— C’est vrai, mais cependant je n’ai pas du tout, voulu vous fâcher ; plaisanterie pour plaisanterie, voilà tout, et si j’ai pu vous fâcher, Lydia Lvovna, pardonnez-moi.
— Mais je ne suis pas fâchée ; je saurai seulement que vous êtes malicieux. Peut-on vous appeler Pavlik ?
— Sans doute, et moi je vous appellerai Lydia.
— Je veux bien. Maintenant voulez-vous faire un tour de valse avec moi ?
— Qu’as-tu, Lydia, interrompit Maria Pétrovna, comment peut-on danser sur le tapis et sans musique ?
— Cela ne fait rien, tante. Pavlik danse admirablement.
— Non non, c’est bête ; d’ailleurs, en général, tu te permets bien des choses… Paul n’est pas un gamin pour faire tes caprices.
Hélas ! bien que je ne sois pas un gamin, je déposais déjà mon chapeau, déjà j’étais debout, et j’eusse satisfait au caprice de Lydia, si, à ce moment, n’étaient accourus au salon Sonia Zebkina, la cousine Katia, deux gouvernantes et trois officiers. Toute cette foule, nous saluant à la hâte, disparut au salon.
— Quelle bonne et charmante enfant ! dit Maria Pétrovna ; mais, Paul, vous la gâtez trop, et il y en a tant qui la gâtent.
22 février.
En dépit des appréhensions et des avertissements de mon spirituel Esculape, je me porte mieux que jamais. Je passe toutes mes journées chez Maria Pétrovna, et je me sens aussi jeune que Michel Kozielsky. Parfois il me semble que je suis encore page, que je n’ai jamais été ni officier, ni arbitre, ni chambellan, que tout cela n’est qu’un rêve absurde dont je viens de m’éveiller.
Lydia est de plus en plus charmante et gentille ; elle a fait de moi son second adjudant et je suis heureux de faire ses commissions. Mon rôle consiste à prendre des loges, organiser des parties de plaisir, attendrir Maria Pétrovna quand il y a une permission délicate à obtenir. Le cercle de mes connaissances est tout à fait changé. Je fais des visites à la mère de Sonia Zebkina et au père de la cousine Katia. Surtout je suis très lié avec toutes les gouvernantes. Grâce à celle de la cousine Lise, je me suis fait inscrire à une société de bienfaisance de Lausanne ; et pour la gouvernante de Sonia troisième ( j’oublie toujours son nom), j’ai commencé à collectionner des timbres-poste. Même la glaciale miss Take aux longues dents veut bien se dégeler un peu pour moi et me confier ses secrets de famille ; il est vrai que je garde pour elle des bouts de cigare qu’elle envoie chaque mois en Angleterre par l’intermédiaire de son ambassade. De mes anciennes connaissances je ne fréquente plus que la princesse Kozielskaïa. Hier, j’ai dansé chez elle ; il y avait un bien joli bal blanc ; inutile de dire que Lydia était la reine du bal et qu’elle mena tout. Sur son ordre, je me suis occupé des danses, et je puis dire sans vanité que je m’en suis très bien tiré, selon la mode du bon vieux temps ; c’était autrefois ma spécialité. Comme la cousine Lise est très laide et reste souvent sans cavalier, j’ai dû danser avec elle deux quadrilles consécutifs, mais j’ai dansé la mazurka avec Lydia. On ne s’arrête pas de l’inviter, et c’est à peine si je pouvais lui parler, mais je suivais chacun de ses mouvements, et j’étais heureux de la voir revenir vers moi aussitôt libre. La soirée a été tout à fait réussie ; mais, en prenant congé de moi, la princesse Kozielskaïa m’a étonné par trop de reconnaissance pour mon concours. « Merci, merci, cher Pavlik, répéta-t-elle plusieurs fois, vous avez dansé comme un ange ; laissez-moi vous embrasser pour cela. » Et elle appuya sur mon front ses lèvres grasses. C’est fort aimable à elle, mais c’est trop : qu’y a-t-il de singulier à ce que j’aie dansé au bal ? En même temps que moi sont sortis deux officiers de la garde et elle ne les a pas du tout remerciés ! En général, les conceptions de la princesse sont étranges : « Vous avez dansé comme un ange ! » Où a-t-elle lu que les anges dansent ?
4 mars.
Dix jours seulement sont passés depuis que j’ai écrit la dernière page de mon journal, et tout est changé. De nouveau je recommence à tousser et je ne dors plus la nuit ; je suis tracassé par la bile, ma vivacité disparaît et mon âme souffre. Pourquoi tout cela, je ne sais, peut-être parce que :
Le chagrin est tenace et long,
Mais la joie est volage et brève,
comme l’écrivit un diplomate allemand sur l’album de Maria Pétrovna.
J’ai surtout mal dormi la nuit dernière, et ce n’est pas étonnant. Hier, il avait été convenu que nous irions le soir en troïka aux environs et ensuite que nous viendrions prendre le thé chez les Zebkine. J’arrivai à huit heures, tout le monde était là ; trois troïkas attendaient au perron.
— Comment ! vous aussi vous en êtes ? me demanda Maria Pétrovna. Je crois que ce n’est pas raisonnable… avec votre toux ; restez donc avec moi ; dans la dernière Revue, il y a un article très intéressant sur les ducs de Bourgogne : lisez-le-moi ; vous lisez si bien !
Sans doute je n’aurais pas suivi le Conseil si sage de Maria Pétrovna si Lydia, m’appelant à l’écart, ne m’eût plutôt chuchoté que dit : « Mon cher Pavlik, restez avec tante, elle s’ennuie beaucoup toute seule, nous serons bientôt de retour. » Sans rien dire, j’ai installé Lydia dans le traîneau et suis revenu au petit salon où, sous la lampe, s’étalaient déjà deux livraisons saumon.
Je fis un inventaire rapide de l’histoire des ducs de Bourgogne : elle remplissait cinquante pages de la première livraison et soixante de la seconde.
— Maria Pétrovna ! m’écriai-je effrayé, nous n’arriverons pas seulement à lire aujourd’hui la première partie.
Mais si, Paul, nous lirons les deux, car je veux attendre Lydia, et l’on danse, je crois, chez les Zebkine.
Ce me fut un nouveau coup. Pourquoi Lydia m’avait-elle caché qu’on danserait, et m’avait-elle promis d’être bientôt de retour ?
Et la lecture commença.
Depuis que je suis au monde je n’ai jamais lu rien de plus ennuyeux que cet article ; en comparaison, le compte rendu annuel de la Société économique semblera un roman frivole.
Je lus pendant deux heures, mais je ne pus faire davantage. Je commençai par sauter des lignes, puis une demi-page et, voyant que cela passait sans réprimande, je sautai d’un coup dix-huit pages, si bien que de tous les actes héroïques de Charles le Téméraire, Maria Pétrovna sait seulement qu’il est mort, mais demeure persuadée qu’elle a tout entendu.
Au commencement, elle interrompait la lecture pour s’exclamer d’admiration ; ensuite elle ferma les yeux et parut dormir. Enfin, à un moment donné, je sentis que le tome allait tomber de mes mains : il me semblait que Maria Pétrovna jouait les Cloches du Monastère.
Je m’arrêtai, elle ouvrit les yeux.
— Décidément on danse chez les Zebkine ; il vaut peut-être mieux remettre la lecture à demain soir.
Je ne me fis pas prier, je m’élançai dans la rue. Ma voiture n’était pas là ; je partis à pied. La neige tombait à gros flocons, je me mouillai les pieds et me sentis froid jusqu’aux os.
5 mars.
Hier j’ai écrit que je ne sais pas pourquoi tout est changé, mais j’ai menti, je le sais.
Je vais tâcher d’expliquer mon cas et de mettre ordre à mes idées. Pour cela, il me faut commencer par dire une chose que jusqu’ici je n’ai pas osé m’avouer à moi-même : je suis follement amoureux de Lydia.
Mais comme, pour tout le reste, je ne suis pas encore absolument fou, je sais très bien que je ne puis attendre la réciproque. Je n’avais que le besoin de la voir tous les jours, j’étais heureux de sa gentillesse pour moi ; cela me suffisait. Pourquoi tout est-il changé ? On dit que les leçons de l’Histoire ne sont jamais utiles aux États et aux peuples ; on peut dire la même chose de l’expérience de la vie pour les individus.
Cette expérience de la vie est très utile en théorie ; mais presque toujours les hommes font le contraire de ce que leur enseigne l’expérience. L’expérience de la vie me disait que si je tenais à conserver de bonnes et amicales relations avec Lydia, il ne fallait en aucun cas trahir le secret de mon amour, que Lydia devait être sûre de mon dévouement absolu, mais que l’amour devait être profondément caché dans mon âme, sans quoi j’étais perdu. Longtemps je réussis à ne pas me trahir, mais c’est fait à présent. C’est arrivé il y a deux jours, après le bal des Kozielsky. Le hasard fit que je me trouvai en tête à tête avec Lydia. Nous causions de ce bal, et Lydia me dit que tout le monde avait été enchanté de la façon dont j’avais dirigé la mazurka.
— Eh ! pas tout le monde, remarquai-je en souriant, votre premier adjudant n’était pas très satisfait de la mazurka.
— Qui, Michel ? Quelle idée ! Nous nous voyons assez souvent.
— Peut-être trop souvent, Lydia.
Je dois avouer que je hais ce Michel de toutes les forces de mon âme ; je hais tout en lui : la voix, les manières, son amabilité pour Lydia, même sa beauté, surtout sa beauté. Il est trop beau et il le sait trop.
Comme je prononçais le nom de Michel, une voix intérieure, celle de l’expérience de la vie, me dit : « Assez, arrête-toi. » Je n’écoutai pas cette voix, je fis mon possible pour tourner mon rival en ridicule, je parlai de son ignorance, de son manque de cœur ; j’avertis, conseillai, suppliai : en un mot, je jouai ou plutôt je soufflai le rôle d’un amoureux jaloux.
Je regardai Lydia. Son visage exprimait tant d’effroi et de souffrance que je pris peur moi-même.
— Si vous m’aimez un peu, prononça-t-elle en se levant, ne dites jamais de mal de Michel : c’est mon ami.
Et doucement elle quitta la chambre.
Depuis lors tout est changé. Auparavant Lydia aimait que je prisse part à tous les plaisirs de la jeunesse : il lui est désagréable à présent de me voir avec Michel. J’en suis attristé, j’ai perdu ma gaîté, je suis devenu morose, nerveux : aussi Lydia commence-t-elle à m’éviter. Si elle prend avec moi le ton amical d’autrefois, comme hier par exemple, c’est qu’elle a quelque raison ; hier, elle m’a doré la pilule pour que je ne partisse pas avec elle et restasse avec Maria Pétrovna.
Aujourd’hui, je n’aurais pas dû aller à la Serguevskaïa, mais j’avais à finir l’histoire des ducs de Bourgogne, et, au fond, j’étais ravi de ce prétexte. Au perron, il y avait beaucoup de voitures et, dès l’escalier, j’entendis chanter.
Soudain je fus pris d’une telle timidité que, sans entrer au salon, je fis un détour pour me rendre chez Maria Pétrovna.
En traversant la salle à manger, j’entendis distinctement la chanson, qu’avec sa vilaine voix de baryton Michel Kozielsky chantait au piano. C’était un air tzigane en vogue, et sans doute il improvisait les paroles.
Lydia Lvovna
Est trop câline
Et Melchissédec
Est un homme charmant !
Et les demoiselles répétaient en chœur : un homme charmant.
La lecture n’eut pas lieu, parce que Maria Pétrovna avait aussi du monde. On me proposa immédiatement une partie de whist ; mais, avant de me mettre à jouer, je décidai d’entrer au salon. À mon apparition, le bruit et les cris ne cessèrent pas complètement, mais diminuèrent. En plaisantant je reprochai à Lydia de m’avoir trompé la veille ; mais ma plaisanterie fut mal prise : elle se fâcha, parut blessée. À la réponse qu’elle murmura je ne compris rien, et j’allai rejoindre dans un coin les gouvernantes.
À ce moment, Michel Kozielsky, se dandinant et cambrant sa poitrine, s’approcha de Lydia et lui demanda à haute voix :
— Lydia Lvovna, aimez-vous beaucoup Melchissédec ?
Toutes les demoiselles éclatèrent de rire.
Je n’entendis pas la réponse de Lydia, mais il me sembla qu’elle se fâchait. « Qui est ce Melchissédec ? pensai-je. Sans doute quelque nouvel adorateur. Comme je suis en retard ! Autrefois je savais par cœur tous leurs noms. À la façon dont son nom y ressemble, c’est peut-être l’officier de la garde Melkhovsky, mais Melkhovsky jusqu’ici faisait la cour à Nadia Kozelskaïa. » J’étais si intrigué que je voulus m’adresser à Lydia, pour résoudre l’énigme, mais on m’appela pour le whist. Jamais je n’ai joué si mal ; mon partenaire était furieux, et j’étais ravi parce que je le considérais comme un ennemi.
Du salon on entendait les voix claires et gaies de cette jeunesse, qui naguère encore me semblait si sympathique. Et maintenant que suis-je pour eux ? Un étranger, et peut- être aussi antipathique qu’à moi-même mes partenaires du whist.
Tout à coup il me vient en tête une étrange pensée : je ne puis déjà plus dire où je me trouve le mieux, mais seulement chercher où je suis le moins mal.
Ici, au whist, je me sentais malheureux ; au salon, plus malheureux ; à la maison, loin de Lydia, peut-être encore plus mal. Non, c’est encore à la maison que la vie m’est le moins pénible. Et, aussitôt la partie terminée, je m’enfuis par le même chemin détourné, sans prendre congé de personne.
Au salon, on chantait encore le même air tzigane, mais avec une petite variante :
Lydia Lvovna
Aime tout le monde également,
Et Melchissédec
Est un homme assommant !
« Un homme assommant ! » répéta le chœur. Dieu ! quelle chanson inepte ! Comme j’étais peiné d’entendre la voix argentine de Lydia s’associer à cette cacophonie !
6 mars
Un savant de jadis professait que le plus grand ennemi de l’homme, c’est l’homme même. J’ai fourni hier une vérification de cet aphorisme, en consignant dans mon journal que j’étais amoureux de Lydia. Tant que ce sentiment n’existe que dans la conscience, on peut lutter contre lui, mais une fois qu’il est formulé clairement, exprimé par des paroles ou écrit sur le papier, la lutte devient impossible ; cela équivaut à reconnaître par acte notarié sa toute-puissance. Déjà l’on ne se possède plus soi-même, on agit sous l’influence des forces sombres, inconnues. Aujourd’hui, par exemple, j’avais décidé très fermement de ne pas aller chez Maria Pétrovna, et j’ai dîné au club. Ce club que j’aimais tant autrefois m’a semblé un désert : toujours les mêmes personnes, toujours les mêmes conversations, toujours les mêmes menus. Autrefois cette monotonie traditionnelle me plaisait ; aujourd’hui, elle m’ennuie affreusement. Après le dîner, au billard, j’ai vu le vieux Troutniev qui jouait avec le marqueur. Autrefois je ne faisais guère attention à ce Troutniev ; je suis content de le voir à présent, car Troutniev est parent des Zebkine et va souvent chez eux ; aussi je pus, en causant avec lui, parler de Lydia Lvovna.
Comme je causais avec Troutniev un peu surpris de mon extrême amabilité, à la porte parut l’estimé administrateur André Ivanovitch. J’eus aussitôt le pressentiment qu’il allait me dire quelque chose de désagréable. Je ne me trompais pas.
— Qu’avez-vous, mon cher Pavel Matvéiévitch ? me demanda-t-il avec quelque pitié et en me serrant la main. Quelle mine ! Comme vous avez vieilli !
— Eh, oui, André Ivanovitch, c’est la vieillesse.
— C’est ce qui s’appelle une belle vieillesse ! exclamait Troutniev. L’autre jour, Pavel Matvéiévitch a si bien dansé qu’il a fatigué tous les jeunes… D’ailleurs Pavel Matvéiévitch n’est pas si vieux…
— Je vous demande pardon, répondit André Ivanovitch. Je connais beaucoup de cas analogues : on se croit toujours jeune, et un beau matin on s’éveille et on est un vieillard. C’est comme au piquet, on compte 28, 29 et, le coup d’après, 60.
Très content de son mot, André Ivanovitch courut le colporter à travers le club.
À ce moment, neuf heures sonnaient à la grande horloge. Je me levai et descendis en hâte, comme si je craignais de manquer un train. — « Serguevskaïa et vite ! » criai-je au cocher, en montant en traîneau. Je ne sais pourquoi une envie irrésistible m’était venue tout à coup de voir Lydia, de la voir, rien de plus ; je ne songeais pas à lui parler, mais à rester avec Maria Pétrovna. Quel plaisir, en effet, pouvait lui procurer la vue de ma vieille figure fatiguée, quand brillaient autour d’elle tant de jeunes et joyeux visages ? Mais elle, on peut la regarder, il n’est défendu à personne de regarder le soleil, les étoiles, la coupole de Saint-Isaac, voilà les réflexions que je faisais en traîneau. Mais, si modeste que fût mon désir, je ne pus le réaliser : le concierge m’apprit qu’il n’y avait pas trois minutes les jeunes gens étaient partis en troïka et que Maria Pétrovna était chez elle. Le sort voulait me prouver qu’il n’est pas toujours permis de regarder la coupole de Saint-Isaac.
Maria Pétrovna était dans ses jours de tristesse, et la conversation ne parvenait pas à s’établir entre nous.
— Naturellement, Lydia Lvovna n’est jamais à la maison, dis-je non sans aigreur.
— Comment, jamais ? Hier, elle n’est pas sortie de la journée.
— Avoir cent personnes chez soi, voilà ce que vous appelez rester à la maison ? Savez-vous, Maria Pétrovna, que vous m’étonnez : vous aimez beaucoup votre nièce, et cependant avec ces troïkas tous les jours, ces soirées, ces baraques, vous ne la voyez presque jamais.
— Il est vrai que je la vois peu ; mais que voulez-vous, Paul… il faut que jeunesse se passe.
— Oui, jeunesse, jeunesse, tant qu’on voudra ; mais il y a limite atout, et il me semble que la manière de vivre de Lydia Lvovna ne laisse guère à l’esprit et au cœur le temps de se développer, et peut-être n’est-il pas très convenable…
— Pour le coup, Paul, si quelqu’un devait s’étonner, c’est bien moi. J’ai toujours dit ce que vous dites à présent, et vous m’avez toujours contredit. Je désapprouvais les troïkas et vous les prôniez. La société qui se réunit chez les Zebkine me déplaît tout à fait ; je voulais que Lydia n’y parût que le moins possible, vous m’avez prouvé que j’avais tort, Sonia Zebkina ayant été élevée avec Lydia. Et pour ces baraques enfin, vous vous rappelez que nous nous sommes querellés parce que je ne voulais pas que Lydia s’y rendît. J’ai eu confiance dans votre tact et votre usage du monde, et vous me reprochez maintenant de vous avoir écouté ! Vraiment, Paul, vous êtes injuste.
Maria Pétrovna avait tout à fait raison, mais je ne m’en irritai que davantage.
— Eh bien, admettons. Puisque vous voulez que toute la faute soit à moi, je le veux aussi, j’en accepte la responsabilité. Mais, dites-moi, Maria Pétrovna, quand vous ai-je conseillé de permettre à votre nièce d’être familière avec les jeunes gens, de les appeler par leurs prénoms, de passer avec eux des journées entières ?…
— Vous parlez de Michel Kozielsky ? mais c’est un parent…
— Ah, pardon ! j’oubliais cette fameuse parenté. La mère de la princesse Kozielsky était la cousine issue de germaine de la grand’mère de Lydia. Que voilà donc une parenté étroite !… Croyez bien qu’elle n’empêche rien.
« Assez, arrête-toi », me disait timidement une voix intérieure ; mais j’étais fâcheusement en train et je déversai la bile qui bouillait dans mon âme depuis un mois.
Maria Pétrovna se contenta de s’éventer.
— Cette fois, Paul, cette fois je ne suis pas du tout de votre avis. Michel est un jeune homme de bonne famille qui ne se permettrait rien de répréhensible. Mais vous avez une dent contre lui, voilà longtemps que je l’ai remarqué. Lui-même le sait et, hier encore, il disait : « Je ne sais pourquoi Melchissédec m’en veut… »
Je bondis comme si une guêpe m’eût piqué.
— Tiens ! tiens ! il a dit ça. Ce Melchissédec… c’est moi ?
— Oui, c’est un sobriquet que la jeunesse vous a donné, je ne sais trop pourquoi.
— C’est le comble ! criai-je en parcourant la chambre, et je manquai de renverser la table à thé qui se trouvait sur mon passage. Je vous remercie, Maria Pétrovna : ce n’est pas assez d’avoir fait de votre maison un asile pour les jeunes gens les plus fous, vous leur permettez encore d’offenser vos amis, d’offenser un homme qui vous connaît depuis votre enfance… qui… qui était témoin à votre mariage…
— Mais qu’avez-vous, Paul ? calmez-vous, balbutiait Maria Pétrovna, qui courait à mes trousses et finit par tomber assise sur le divan. Je ne comprends pas du tout ce qui a pu vous offenser tant. Si Melchissédec eût été un malfaiteur, un assassin, je comprendrais encore ; mais je vous assure que c’était un homme très respectable, un saint, je crois. Je serais très flattée qu’on m’appelât Melchissédec ; l’année dernière, dans la Revue des Deux Mondes, il y avait sur lui un article : je vais vous le retrouver si vous voulez, à l’instant.
— Non, c’est inutile ! (Je criais comme un fou.) Non, je vous jure que je ne lirai pas l’article ; les ducs de Bourgogne me suffisent, et puis vous ne savez pas, Maria Pétrovna ? ! J’ai horreur de votre Revue des Deux Mondes ; je la hais de toute mon âme : ce n’est pas une Revue, mais un somnifère, quelque chose comme ces Cloches du Monastère que vous aimez tant.
— Oh ! prenez garde, Paul… Qu’avez-vous ! Vous commencez à dire des sottises.
Je me mis à réfléchir.
— Pardonnez-moi, Maria Petrovna, je ne sais vraiment plus ce que je dis ; mais, voyez-vous, je me sens mal, ma tête n’est pas très solide.
— C’est vrai, oui, vous êtes pâle comme un mort… Je vais vous chercher ignatium : cela vous soulagera immédiatement.
J’avalai cinq granules d’ignatium, puis quelques autres granules, mais cela ne me soulagea pas ; la fièvre me gagnait. Mari ; Pétrovna donna l’ordre d’atteler et fit prévenir le médecin. On m’a reconduit à la maison, mis au lit, et donné du thé. Deux heures après, j’étais réchauffé, mais je ne pouvais dormir. Je me levai donc, et, en manière de mortification, j’ai relaté en détail ma conversation avec Maria Pélrovna : ce morceau me rappellera toujours combien j’ai été sot, insolent et grossier.
Pour toi, petit lâche, qui donnes des sobriquets à des hommes trois fois plus âgés que toi et qui composes sur eux des vers idiots, parce que tu te dandines et cambres ta poitrine, tu te crois tout permis ; mais moi aussi j’ai été page : je me dandinais en cambrant la poitrine ; je n’étais pas plus mal que toi, et j’avais assurément plus d’esprit. Mais voilà, à présent, je suis délaissé et parais ridicule ! Le même sort t’attend : insensiblement passeront les années et, quand ta bouche édentée bégaiera, un autre page, qui n’est pas encore né, cambrera la poitrine et composera sur toi des vers imbéciles. Aujourd’hui, c’est toi qui me piétines, et je n’ai nul moyen de me venger : mais patiente : je serai vengé par le temps. On t’a dit souvent sans doute, et toi, comme un stupide perroquet, tu le répètes, que le temps, c’est de l’argent ; mais, parvenu à mon âge, tu reconnaîtras que le temps est beaucoup plus que l’argent : le temps, c’est le juge le plus équitable et le plus implacable bourreau.
17 mars.
Je suis resté quelques jours au lit. Le premier jour, Maria Pétrovna a fait prendre de mes nouvelles, ce qui prouve son extrême bonté, car, après mon incartade, elle eût pu, non seulement ne pas me témoigner de sollicitude, mais encore me consigner sa porte. Le second jour, j’ai reçu un billet de Lydia. Je l’ai relu tant de fois que je le transcris par cœur.
« C’est à tort que vous en voulez à Michel : c’est une gouvernante des Zebkine qui vous a appelé Melchissédec ; Sonia nous l’a répété, et cela nous a semblé amusant. Mais, puisque cela vous fâche, désormais personne ne le dira plus. Vous ne sauriez croire combien je suis peinée de vous savoir malade et combien je désire vous voir au plus vite.
« Votre amie,
« LYDIA. »
Ce billet m’a tout à fait calmé, et j’ai passé au lit une heureuse journée : j’oubliais ma maladie et tout ce qui m’entourait ; je ne voyais devant moi que Lydia, et je récitais sans me lasser « le Dernier Amour » une poésie de Tutchev que j’adore :
Oh ! comme à la limite de
l’âge,
Notre amour est plus tendre, plus superstitieux.
Oui, superstitieux ; on ne pouvait imaginer d’épithète plus juste.
J’ai examiné attentivement l’écriture indécise, presque enfantine de Lydia : dans la forme des lettres, je cherchais à lire son caractère, mon avenir. Si j’étais jeune, je désirerais ardemment son portrait, mais je n’en ai pas besoin pour la voir. Elle écrit la lettre K avec une boucle petite en haut ; je crois deviner son regard dans cette boucle.
Ô toi, mon dernier amour.
Tu es le bonheur et le désespoir !
23 mars.
Si le royaume de l’Amour existait réellement, comme il serait étrange et cruel ! Quelles lois y régneraient ? Mais peut-il y avoir des lois pour ce souverain capricieux ! Des centaines de jolies femmes passent devant vous et vous laissent tout à fait indifférent ; tout à coup vous apercevez un visage quelconque, et aussitôt vous sentez que votre vie en est remplie et que hors ce visage, dans le monde entier il n’y a plus rien pour vous.
Pourquoi ? Peut-être votre bisaïeul a-t-il aimé une femme qui ressemblait à celle-là et son image est-elle entrée en vous, dans votre sang, dans vos nerfs. C’est un bonheur que de rencontrer cette femme quand on est jeune : elle peut répondre à votre appel, et l’Amour vous recevra tous deux dans son brillant palais.
Hélas ! ma jeunesse a passé sans que se fît cette rencontre bénie !… Mais pourquoi ne la ferais-je plus à présent ? « Vous n’êtes pas un vieillard, mais tout de même vous êtes âgé », m’a dit Lydia, le jour que nous avons fait connaissance. Qu’est-ce que cela veut dire, âgé ? Est-ce ma faute, si elle est née trop tard ou si je suis né trop tôt.
L’âge est-il donc un crime ? Au contraire, dans toutes les autres circonstances, l’homme, à mesure des années, rencontre l’estime, les honneurs. Pourquoi donc le priver du droit le plus sacré, du droit d’aimer ? Aussi bien pourquoi ne pas assassiner tout homme qui a passé la quarantaine ? « Non, me dit la cruelle souveraine, on ne t’assassinera pas, on ne te privera pas du droit d’aimer. Viens chez moi si tu veux ; mais, dans mon royaume, la vie ne te sera pas douce. Reste plutôt à l’entrée du palais et admire comme je distribuerai aux autres mes sourires, mes caresses ; toi, à la porte, tu n’auras qu’à te taire. Pour toi, ni d’égards, ni d’honneurs ; et ne t’avise pas de faire voir ton mécontentement : tu te ferais congédier ; ton sang bouillira et les outrages te révolteront, mais il faudra que tu souries ; ton cœur se brisera de douleur, et il faudra que tu danses ; mais surtout il sied que tu te taises, te taises, te taises ! »
Non, je ne me tairai pas. Quoiqu’il puisse en advenir, je pénétrerai dans le palais magique et je parlerai fièrement le langage d’un homme libre. Peut-être ne me chassera-t-on pas… Les femmes n’aiment pas les seuls jouvenceaux : ainsi, sans aller plus loin, Mazeppa était beaucoup plus vieux que moi, et Marie l’aima. Puis, enfin, je ne suis pas un vieillard, je ne suis pas ce Stépan Stépanovitch, qui est paralysé depuis deux ans.
26 mars.
Avant-hier, le docteur m’a permis de me lever, mais non pas de sortir, et aussitôt m’est entré dans la tête le projet de m’expliquer nettement avec Lydia. À vrai dire, tout mon espoir de réussir se fonde sur ce billet. Mais que prouve ce billet ? Il est écrit strictement en vue de disculper Michel, je le vois à présent clair comme le jour ; naguère, j’y voyais tout autre chose.
Je parcourais mon appartement, et, enivré par les derniers vers de Tutchev, j’avais perdu jusqu’au souvenir du désespoir et ne pensais qu’au bonheur d’être le mari de Lydia, de lui consacrer tout le reste de mes forces, de ma vie. C’est hier que j’avais définitivement arrêté mon plan et je viens de le mettre à exécution.
J’avais prié le docteur de venir aujourd’hui de meilleure heure, pour observer l’effet d’une nouvelle drogue fortifiante. Il est venu à dix heures, a paru très satisfait du résultat obtenu et de mon empressement à suivre ses ordonnances ; enfin, il a exprimé l’espoir qu’il pourrait peut-être me permettre de sortir dans une dizaine de jours. Dès qu’il eut passé la porte, je m’habillai et courus à la Serguevskaïa. Mon plan reposait sur ce fait que Maria Pétrovna se levant tard, je ne rencontrerais pas d’autres visiteurs. Je ne m’étais pas trompé : Lydia était seule au salon, elle étudiait une sonate. Elle fut très contente de me voir et voulut courir éveiller Maria Pétrovna : j’eus du mal à l’en empêcher. Nous avons commencé par dire des niaiseries ; le temps passait ; je savais que je ne retrouverais pas de sitôt un moment favorable, et néanmoins une horrible timidité liait ma langue. Enfin je me décidai. Je pris les choses de loin ; je parlai de ma solitude… Mais exprimer que Lydia seule pouvait d’un coup faire cesser tous mes chagrins, je n’y parvenais pas. Le langage fier d’un homme libre que je voulais tenir à Lydia baissait de quelques tons. Depuis le commencement de ma harangue, Lydia me considérait d’un air malicieux ; elle voulait dire quelque chose, mais hésitait ; enfin :
— Pavlik, parlez plus clairement. Vous me faites une déclaration. Oh ! comme vous êtes charmant, comme je suis contente.
Elle quitta sa place et me prit les mains.
— Ce n’est pas un rêve, Lydia ! criai-je hors de moi, fou de bonheur, en serrant ses mains. Vous consentez à être ma femme.
Lydia dégagea ses mains et alla se rasseoir à sa place.
— Mais non, Pavlik, je ne le puis ; et cependant je suis très heureuse de votre proposition.
— Que voulez-vous dire, Lydia, pourquoi me torturer ainsi ?
— C’est un grand secret ; mais tout de même je vous dirai tout : j’ai promis à Michel de l’épouser.
— Comment, Michel ! il est encore à l’École.
— Dans quatre mois il sera officier et alors nous nous marierons aussitôt, et, si à cause de son âge on le ne lui permet pas, il se fera délivrer un certificat médical, demandera un congé et ne retournera au régiment qu’ensuite. C’est décidé depuis longtemps… j’étais encore en pension ; nous nous aimions déjà. Vous voyez comme je vous aime, quel secret je vous dis… Personne, personne ne le sait. Vous m’avez fait tant de peine quand vous avez parlé de votre solitude que, si je n’étais pas engagée envers Michel, je vous épouserais. Vous ne savez pas… épousez tante Marie : nous vivrions tous ensemble, ce serait si gentil ! Vous ne voulez pas ? Je vous en prie, faites-le pour moi. Ah ! puis-je raconter que vous m’avez fait votre demande ?
Je me taisais.
— Eh bien ! je ne le raconterai pas : je vois que vous ne le voulez pas. Je ne le dirai qu’à Michel. À Michel, on peut… ?
— Oh ! assurément, qu’à Michel, on peut ! criai-je désespéré. Non seulement qu’on peut, mais on doit : il le faut. Comment ne pas le raconter à Michel. Il sera votre mari… Pour tout autre, un tel bonheur suffirait ; mais pour Michel, c’est encore peu : pour son triomphe il lui faut en outre le plaisir de se moquer d’un pauvre vieillard auquel il ne reste rien au monde.
Lydia quitta de nouveau sa place et entourant mon cou de ses bras :
— Cher Pavlik, pardonnez-moi : j’ai dit une grosse sottise. Non, non, vous pouvez être sûr que je ne le raconterai à personne : ni à tante Marie, ni à Michel, à personne, ce sera un secret de vous à moi ; vous m’aimerez comme avant, nous resterons amis.
Je me sentis prêt à pleurer comme un enfant et courus chez moi.
Et voilà comment finit mon dernier amour. Le bonheur est parti, le désespoir seul reste…
Je dois avouer que de retour chez moi, j’éprouvai d’abord une sorte de soulagement. Au moins la situation était claire : plus de trouble à craindre ni d’espoir ; rien ne m’empêcherait plus de continuer mon journal. Je l’ai entrepris en vue d’y résumer ma vie passée, et je me suis laissé entraîner par les événements présents ; désormais, il n’y aura plus de présent ; il n’y aura plus que le passé !
Ce que je goûte le plus dans les explications de Lydia, c’est ce certificat de médecin que veut se faire délivrer Michel Kozielsky. Je voudrais voir le médecin qui le lui délivrera. Il est fort comme un tronc d’arbre, et, si même toutes les facultés de médecine du monde s’assemblaient à Pétcrsbourg, elles ne pourraient lui trouver de maladie. Pour être malade, il faut évidemment être un homme intelligent, instruit ; est-ce que les bûches sont malades !
27 mars.
Contrairement à ce que j’écrivais hier, il me faut consacrer encore une page à des événements actuels.
Hier, à peine avais-je achevé la relation de mon entretien avec Lydia qu’on me remit un billet de Maria Pétrovna :
« Mon cher Paul, j’ai été très heureuse d’apprendre que vous êtes venu à la maison ce matin. Je ne savais pas qu’on vous permît de sortir ; venez dîner avec moi. Lydia est partie pour toute la journée, je suis seule. »
Le matin, j’avais supporté mon échec avec assez de courage ; mais en entrant chez Maria Pétrovna, à la vue de ces murs entre lesquels était né et mort mon dernier espoir, je souffris horriblement. Mon âme me fit mal comme une dent gâtée. Pour ma souffrance je ne pouvais espérer remède plus calmant que la société de Maria Pétrovna. Très effrayée de ma pâleur, elle me soigna, me plaignit, et je me sentis pour elle un élan de si douce reconnaissance que je me décidai à lui conter ma peine.
— Maria Pétrovna, dis-je quand, après le dîner, nous nous fûmes assis dans le petit salon, nous sommes de si vieux amis que je crois de mon devoir de me confesser à vous. Peut-être vous fâcherez-vous ; cependant je vous dirai tout.
— Oui, c’est vrai, Paul, nous sommes de très vieux amis.
— Savez-vous pourquoi je suis venu ce matin ? J’ai fait une déclaration à Lydia.
À une telle nouvelle, toute autre femme eût au moins poussé un cri d’étonnement ; mais rien ne peut étonner Maria Pétrovna ; elle se contenta, de me demander avec calme :
— Oui, vraiment, eh bien !
Naturellement j’ai essuyé un refus, mais on ne pouvait espérer autre chose.
— Ne… dites pas cela. Si Lydia me demandait conseil, je l’engagerais à agréer votre demande : vous feriez un mari charmant.
— Je vous remercie, Maria Pétrovna, bien que vous ne disiez cela que pour me consoler.
— Non, vous savez que je ne vous flatte jamais. Si j’étais à la place de Lydia, j’accepterais sûrement. Il est vrai qu’entre vous existe une assez grande différence d’âge… Mais qu’importe ? Il arrive si souvent à présent de voir des jeunes filles épouser par amour des hommes jeunes et être malheureuses toute leur vie…
Ma tendresse pour Maria Pétrovna augmentait à mesure qu’elle parlait. Pour sa dernière phrase je l’aurais embrassée. « Voilà, pensais-je, une femme qui m’aime vraiment et m’apprécie ; elle ne se moquerait pas de moi comme l’autre, et cependant, comme il arrive toujours dans la vie, je n’ai pas su la distinguer, et maintenant je suis obligé de me priver de cette dernière consolation, de ce suprême refuge. En effet, après ce qui s’est passé entre Lydia et moi, il ne m’est plus possible de revenir aussi souvent ici. » Et tout à coup j’éprouvai une vive douleur à la pensée d’être obligé de rentrer chez moi. Jamais je n’avais souffert de la solitude ; mais jadis c’était autre chose : jadis, j’avais l’espoir ; mais rentrer à présent dans cet appartement vide, froid, pour passer seul les heures sans fin de la souffrance, de la maladie et avec le souvenir perpétuel de l’affront insupportable, amer ; non, c’est trop pénible !
Je regardai Maria Pétrovna ; ses yeux brillaient d’une telle bonté qu’elle me sembla belle.
— Maria Pétrovna, m’écriai-je tout à coup, m’étonnant moi-même, puisque vous le feriez à la place de Lydia, faites-le donc à la vôtre : soyez ma femme !
Maria Pétrovna ne parut pas étonnée de ce langage. Elle se tut un instant, puis répondit :
— Non, Paul, à ma place c’est tout à fait impossible.
— Impossible !… pourquoi ?
— Pour beaucoup de raisons. D’abord je ne veux pas aliéner ma liberté.
— Mais pourquoi diable avez-vous besoin de liberté ? m’écriai-je sans plus choisir mes expressions. Vraiment on pourrait s’imaginer que vous faites je ne sais quel usage de votre liberté. Vous vivez comme la supérieure d’un couvent ; seulement, en guise de psaumes, vous lisez la Revue des Deux Mondes, ce qui est presque la même chose. N’ayez pas peur, je n’attaquerai pas votre chère Revue ; soyez sûre que je vous laisserai libre là-dessus. Eh bien, avez-vous quelque autre raison ?
— Beaucoup d’autres. D’abord il est trop tard. Pourquoi ne pas avoir demandé ma main au temps, vous vous rappelez, où vous m’avez tant aimée !
— Pour l’amour de Dieu, Maria Pétrovna, nous avions alors dix ans l’un et l’autre ! Peut-on se marier à dix ans ?
— Paul, vous vous trompez : vous aviez alors sept ans de plus que moi.
— Eh bien, soit, je ne discute pas ; mais, si j’avais alors sept ans de plus que vous, la même différence subsiste ; en quoi ce peut-il être un obstacle ?
— Non, vous ne m’avez pas comprise. Je voulais dire qu’à mon âge il est affreux de commencer une nouvelle vie, d’entrer dans un monde inconnu.
— Comment, inconnu ? Vous oubliez, il me semble, que vous avez été mariée et que vous avez été assez heureuse avec feu votre mari..
— C’est vrai, j’aimais et j’estimais Ossip Vassiliévitch ; néanmoins, dans les relations conjugales, il y a beaucoup d’ennuis ; et puis je vous dirai qu’il y a encore dans tout cela un côté ridicule qui n’est pas du tout pour me plaire.
Il me fallait battre en retraite ; mais, à ce moment, perdre Maria Pétrovna me semblait un tel malheur que j’insistai encore.
— Maria Pétrovna, écoutez-moi. Nous nous connaissons depuis si longtemps qu’avec des concessions réciproques il nous sera très facile d’effacer tous ces inconvénients de la vie conjugale. Déjà nous nous voyons tous les jours. Qu’y aura-t-il donc d’étonnant à ce que nous nous mariions ? Ce ne sera pas un mariage de passion : à notre âge, il est ridicule d’être follement amoureux ; ce ne sera pas un mariage d’intérêt, puisque chacun de nous a sa fortune assurée et une situation assez brillante dans le monde ; ce sera, si l’on peut dire, un mariage de commodité et de vieille amitié. Enfin, nous arrivons à l’âge où nous attendent la maladie et une foule de misères. Au lieu d’envoyer prendre chaque jour des nouvelles l’un de la santé de l’autre, ne ferons-nous pas mieux de nous soigner l’un l’autre et de nous aider mutuellement à vivre de notre mieux nos derniers jours. Jusqu’ici, nous avons marché côte à côte ; donnons-nous la main à présent.
Mon éloquence fut vaine. Maria Pétrovna ne m’écoutait pas : elle était évidemment plongée dans ses souvenirs matrimoniaux.
— Imaginez-vous, interrompit-elle, qu’Ossip Vassiliévitch venait parfois chez moi enveloppé dans une vieille robe de chambre de fourrure et en fumant sa pipe. Dieu ! rien que d’y penser j’ai des nausées ; et après, quand il partait, cette fourrure restait sur mon divan ; et une fois, devant moi, il a ôté son râtelier et l’a frotté avec je ne sais quelle poudre. C’est affreux ! affreux !
— Mais avec moi la même chose n’est pas à craindre, je n’enlèverai pas de râtelier devant vous, parce que toutes mes dents sont très bien conservées ; je ne fume jamais la pipe, et je puis vous jurer, si vous le voulez, que vous ne me verrez jamais en robe de chambre, du moins de fourrure.
— Et puis, il était jaloux, horriblement jaloux, bien que sans motif. Parfois il disait qu’il sortait et tout à coup il rentrait, s’imaginant qu’il allait trouver quelqu’un ; naturellement il ne trouvait personne ; mais avouez que des soupçons pareils sont blessants, d’au tant plus qu’en province, où nous vivions alors, tout le monde en était instruit. Il se montrait surtout jaloux l’été, quand il devait partir en tournée d’inspection ; alors, pour m’effrayer, il inventait chaque fois de nouvelles histoires. Une fois, sur son ordre, son ordonnance me jura qu’il existait une loi d’après laquelle Ossip Vassiliévitch avait le droit, aussitôt les troupes en campagne, de me fusiller sans jugement. Je me souviens très bien qu’il appelait cette loi stupide : le règlement militaire. Bien entendu je n’y croyais pas ; mais convenez, Paul, que c’est outrageant.
— Je l’avoue ; mais je vous jure, Maria Pétrovna, que je ne serai jamais jaloux, même si je vous trouvais en tête à tête avec Kola Kounichev, que vous aimez tant !
— Voilà encore un ingrat. C’est vrai que je l’aimais beaucoup, et comme il m’en a remercié ! Il y a une éternité que je ne l’ai vu, et, au jour de l’an, il s’est contenté de me déposer sa carte. Jamais les hommes ne savent apprécier un sentiment pur : tous ont des instincts grossiers et le désir d’étaler leur force brutale. Au fond, Nicolas a tout à fait le caractère de son oncle. Ossip Vassiliévitch était tout à fait comme lui, tout à fait.
— Mais vous n’avez pas remarqué chez moi de sentiments aussi grossiers, dites-moi.
Maria Pétrovna me regarda attentivement :
— C’est vrai, je n’ai rien remarqué de tel chez vous ; mais peut-être ressemblez-vous quand même à ces deux hommes. Non, Paul, croyez-moi, je vous aime beaucoup, je vous crois mon meilleur ami ; mais je ne puis vous épouser : c’est impossible, impossible.
Je pris mon chapeau.
— Où allez-vous ? Ne pouvons-nous plus rester ensemble parce que nous ne nous marions pas ?
Je me rassis et nous nous tûmes.
Il y a des personnes avec qui le silence même est aisé. Maria Pétrovna est de celles-là ; mais après l’entretien que nous venions d’avoir, nous étions gênés, et nous fûmes soulagés d’entendre retentir la sonnette de l’escalier. C’était le médecin.
Quand il m’aperçut, son visage exprima d’abord une véritable stupeur, puis l’indignation et enfin l’ironie.
— Eh bien, mon cher Pavlik, je vous remercie… je ne m’attendais pas… voilà comment vous reconnaissez mes soins… Sans doute, je ne suis ni votre père, ni votre tuteur, et je ne puis vous défendre de vous tuer si la fantaisie vous en prend ; mais ce que je ne veux pas, c’est recevoir de l’argent pour des visites inutiles : cherchez donc un autre médecin, et alors dansez, buvez, faites des parties en troïka, faites tout ce que vous voudrez ; d’un mot, comme disent les Français : Vogue le galère.
— La galère, corrigea doucement Maria Potrovna.
— Je ne sais s’il faut le ou la, mais je sais que je ne puis plus vous soigner.
— Mais si ! vous le pouvez, cher docteur ! — m’écriai-je d’un ton plus convaincu que jamais. Ramenez-moi à la maison et faites de moi ce que vous voudrez : je vous donne ma parole d’honneur de ne pas sortir d’une année entière s’il le faut, je n’ai plus à présent où aller…
5 avril.
On dirait que cette fois je suis sérieusement malade : le docteur fronce les sourcils, ordonne des drogues de plus en plus fortifiantes et ne manque jamais de me reprocher ma sortie de la semaine dernière ; il la traite de polissonnerie, une de ces polissonneries pour lesquelles on fouette les enfants. Le docteur a raison, c’était en effet une sottise ; et pas seulement au point de vue médical : à tous les autres. Comment avais-je pu espérer réussir ? Et si Lydia avait consenti, quelle vie m’attendait ? Sans doute, c’est une enfant charmante, mais aurais-je pu remplir sa vie. J’ai pensé et dit qu’il n’y a pas de bonheur en dehors de la vie de famille ; sur ma route, j’ai rencontré force charmantes et séduisantes jeunes filles avec qui ce bonheur semblait possible, et cependant je ne fis jamais aucune tentative pour le réaliser : je l’ai toujours ajourné, j’attendais toujours quelque chose d’extraordinaire… La raison de ces atermoiements, c’est que je ne pensais jamais à la vieillesse : elle n’entrait pas dans mes calculs d’avenir.
L’année dernière, quand quelqu’un me traitait de vieux célibataire, je riais de tout mon cœur : célibataire, oui ; mais pourquoi vieux ! Or voilà qu’après un demi-siècle passé à rêver platoniquement au bonheur familial, j’ai fait coup sur coup, dans la même journée, deux demandes en mariage. Si mon histoire avec Lydia, par la somme des souffrances qu’elle m’a causées, peut s’appeler un drame, mon aventure avec Maria Pétrovna est un vaudeville, un lever de rideau.
Depuis, j’ai longuement réfléchi à ce qui m’avait poussé à tenter cette démarche inattendue et grotesque, et je me suis convaincu qu’inconsciemment j’avais obéi à la dernière recommandation de Lydia. « Épousez ma tante, faites-le pour moi », m’avait dit la naïve enfant, et comme elle a l’habitude de me faire faire ses commissions, elle m’a envoyé chez sa tante, et moi qui cède à tous ses caprices, j’y suis allé. Et la tante eut peut-être accédé à cette demande, si je n’avais tout gâté en évoquant à son imagination Ossip Vassiliévitch avec sa pipe, ses fausses dents, et ses instincts grossiers. Mais cependant, si Maria Pétrovna m’a refusé, qui m’épousera ? Me voilà célibataire à jamais, et forcé de passer dans l’amère solitude les jours que m’accordera la fortune. Il y a des personnes qui s’accommodent de la solitude et y trouvent même de la joie ; mais ces personnes s’aiment trop elles-mêmes, et moi je ne puis m’aimer, parce que j’ai de moi-même une très médiocre opinion. Et pourtant comment vivre sans personne à aimer, sans savoir en quoi espérer ? Dans mon journal de Dresde j’ai écrit autrefois cette pensée : « Tout homme, à défaut du bonheur personnel, peut trouver la consolation dans l’amour de l’humanité. » Maintenant je pense un peu autrement. De toutes les phrases par lesquelles se consolent les hommes, il n’en est pas de plus idiotes et de plus fausses que celles qui ont trait à l’amour de l’humanité. Je comprends qu’on puisse aimer sa femme, ses enfants, son père, sa mère, ses frères et sœurs, ses amis ; je comprends que l’on puisse aimer le pays où l’on est né, et, quand la patrie est en danger, qu’on sacrifie sa vie pour elle ; je comprends qu’on puisse non seulement apprécier par l’esprit, mais, jusqu’à un certain point, aimer de cœur, des hommes inconnus, des étrangers, s’ils ont élargi notre horizon spirituel, s’ils nous ont donné un plaisir sublime, s’ils ont étonné notre imagination par quelque acte héroïque. Mais aimer les hommes seulement parce qu’ils sont des hommes ! Je doute que quelqu’un ait réellement éprouvé ce sentiment. Pourquoi les Chinois seraient-ils plus près de mon cœur que les minéraux enfouis dans les forêts vierges de l’Amérique ? Qu’on professe un amour négatif consistant à ne pas faire de mal ou même à ne pas souhaiter de mal aux Chinois, je le comprends encore, — et je ne souhaite aucun mal aux minéraux. Qu’ils gisent en paix dans le sein de la terre américaine et que les Chinois jouissent de la vie dans le Céleste Empire. Passer leurs frontières, je ne le désire aucunement, car s’ils voulaient visiter l’Europe en foule, il serait bien difficile de lutter contre eux. Je ne comprends pas pourquoi les hommes au cœur large se bornent à l’amour de. l’humanité ; on peut élargir le domaine, on peut s’enflammer d’amour pour tous les animaux, pour la planète Terre, puis pour tout le système solaire, et enfin brûler d’amour pour tout l’univers ! Je ne comprends pas ce genre d’amour universel. Qu’il aime la terre, celui qui s’y trouve heureux !
9 avril.
Je vais de plus mal en plus mal. À présent, au lieu d’un médecin, j’en ai deux : Féodor Féodorovitch m’a amené son ami Anton Antonovitch, un « spécialiste ». Cet Anton Antonovitch est aussi maigre et aussi sombre que Féodor Féodorovitch est gros et bruyant. Quelle maladie ai-je au juste, ils ne me le disent pas, mais ils ont parlé latin devant moi, une heure entière, en me palpant. Je trouve cela très indiscret et, de leur part, très imprudent ; ils sont convaincus sans doute que je ne sais que deux ou trois mots de latin ; mais j’en sais un peu plus, et l’un de mes collègues de l’École militaire est aujourd’hui l’un des premiers latinistes d’Europe.
La conséquence immédiate de la venue d’Anton Antonovitch fut une quatrième drogue encore plus énergique. Elle fît d’abord quelque effet et, grâce à elle, je puis continuer mon journal, ce que je ne pouvais faire, ces jours derniers, à cause d’une grande faiblesse. Ce journal est la seule joie de ma vie : tout le reste m’est défendu ; heureusement que Féodor Féodorovitch ne sait pas que j’écris : sinon il ne manquerait pas de s’y opposer. En effet, il m’a tout défendu : je ne puis ni boire, ni manger, ni fumer, ni lire, ni recevoir d’amis ; le nouveau médecin me disait même avec tristesse : « Tâchez de moins penser » ; mais c’est assez difficile quand on ne dort pas.
Grâce à une protection spéciale du docteur, Maria Pétrovna a ses entrées chez moi. Hélas ! hier, elle m’a vu en robe de chambre, et elle s’est souvenue, sans doute, d’Ossip Vassiliévitch d’impérissable mémoire !
C’est étrange comme la question de la mort m’a intéressé depuis ma plus tendre enfance. Alors déjà, la pensée seule de la mort m’effrayait, la mort d’une personne que je connaissais un peu me privait pendant plusieurs jours d’appétit et de sommeil. De longues années se passèrent avant que je pusse m’habituer à cette idée, pourtant très répandue : que tous les hommes mourront, méchants et bons, riches et pauvres, vieux et jeunes ; c’est la seule égalité que l’homme puisse atteindre. Mais de la pensée que tous les hommes mourront à celle que moi, je mourrais, il y a encore une grande distance. À cette pensée-ci j’ai seulement réfléchi hier. Je ne puis dire que j’aie très peur de la mort ; et, d’ailleurs, pourquoi craindre un sort qui frappe tout le monde imperturbablement.
J’avais un ami qui avait très peur de mourir et qui vivait de la façon la plus régulière ; jamais il ne mangeait à dîner une bouchée de plus que la veille ; jamais il ne se couchait cinq minutes plus tard ; les diverses allées de son jardin étaient mesurées exactement, et le matin, en faisant sa promenade, il touchait du pied le vieil arbre où commençait l’allée pour compter le nombre de tours qu’il faisait. Malgré toutes ces précautions, il est mort a moins de quarante ans.
Ma tante Avdotia Markovna riait beaucoup de cette peur qui ne le quittait pas. « N’est-ce pas stupide d’avoir si peur ? disait-elle sans se gêner. Quand tu pars de Moscou pour Pétersbourg, tu te déshabilles et te couches dans le wagon et tu t’éveilles à Pétersbourg ; la mort c’est la même chose : nous nous endormons ici et nous nous éveillons ailleurs. » Elle-même ne craignait rien, ne prenait aucune précaution, et elle a vécu jusqu’à l’âge de quatre-vingt-cinq ans.
Les hommes qui veulent cacher qu’ils ont peur de la mort disent que ce n’est pas la mort qui les effraie, mais les souffrances qui la précèdent ; ils aiment à répéter le mot si connu : « Ce n’est pas la mort qui m’effraie, c’est de mourir. » Distinction tout à fait vaine. Les souffrances ne viennent pas de la mort, mais des maladies, qui, parfois, ne finissent pas par la mort. Beaucoup de médecins me l’ont dit et je l’ai vu moi-même à la mort de mon unique et bien-aimé frère : quelques heures avant qu’il mourût, sa respiration était régulière, son visage calme, si bien qu’un rayon d’espoir entrait en moi, et, au moment même de la mort, il me jeta interrogativement un regard consterné. Son visage conserva même cette expression jusqu’au moment où je lui fermai les yeux. J’ai songé à lui demander : « Qu’y a-t-il qui t’étonne, mon pauvre Sacha ? est-ce ce que tu vois, ou es-tu étonné de n’avoir rien vu ?
Je suis croyant, — pas assez ; j’ai lu les principales œuvres des matérialistes, — sans me laisser absolument convaincre. Mais je me suis rendu compte que, dans le fond de chaque âme humaine, se cache la pensée que notre existence ne peut cesser. C’est une voix intérieure, timide, faible ; on peut la dominer facilement par le raisonnement. mais on ne peut l’étouffer ; parfois elle se hausse et les hommes lui obéissent inconsciemment, presque contre leur volonté. Pourquoi allons-nous aux enterrements et aux messes mortuaires ? Je ne parle pas des enterrements mondains où l’on va pour les parents du défunt et quelquefois pour se distraire. Un jour, Maria Pétrovna s’attristait de n’avoir pas su à temps la mort d’une de ses amies et de n’avoir pu assister à la messe. Pour la consoler, je lui dis qu’elle irait aussi bien à la messe un autre jour. « Oh ! ce n’est pas la même chose, me répondit-elle naïvement ; c’est à la première messe qu’il y a toujours le plus de monde. » Mais il est arrivé à chacun de nous d’aller aux messes d’un célibataire sans parents et où nous ne pouvions espérer rencontrer personne. J’ai toujours fait mon possible pour assister à des messes de ce genre, me disant que j’étais obligé de payer une dernière dette… à qui ? Payer une dernière dette au défunt, cela n’a pas de sens, puisqu’il ne vous verra pas. Mais une voix intérieure me disait que le défunt verrait et apprécierait la démarche. Cette voix parle plus haut encore quand je pense à mon propre service funèbre. Je me représente très vivement toute la cérémonie : je vois entrer des hommes, j’entends leurs conversations, je distingue les marques de la sincérité ou de l’indifférence sur les visages ; mais il y a une chose que je ne puis deviner : d’où verrai-je tout cela ? D’où, c’est le problème dont la solution a tourmenté et tourmentera toujours les hommes, ceux qui sont instruits comme les ignorants. Hamlet dit : « Mourir… dormir… Dormir… rêver peut-être. » Mais quel rêve ? voilà la question.
Avdotia Markovna qui, sans doute, n’avait jamais lu Shakespeare, employait la même comparaison, mais formulait sa pensée plus clairement.
Chose remarquable, la science, qui a décidé une fois pour toutes qu’après la mort il n’y a rien, s’efforce cependant, de temps en temps, de soulever le bord du voile qui couvre le grand secret. Pourquoi tant de savants connus font-ils du spiritisme ? Qu’est-ce qui les intéresse ? est-ce la magie seule ?
Du spiritisme, ma pensée est allée naturellement aux défunts. Je me suis remémoré toutes les personnes que j’ai connues, et le résultat, c’est que la plupart sont déjà dans la tombe. Eh bien ! le temps est venu pour moi d’aller les rejoindre ; mais je voudrais mourir en pleine connaissance, je voudrais savoir que je meurs et, une dernière fois, m’observer attentivement. Ce désir sera-t-il réalisé ? c’est douteux. Peut-être mourrai-je au moment où l’on essaiera de me convaincre que je suis tout à fait guéri. Pourquoi cette misérable comédie, pourquoi ce dernier et inutile mensonge ?
Évidemment je touche à la fin ; ma tête est encore assez solide, mais les forces s’en vont de jour en jour, et les souffrances, la nuit surtout, sont insupportables. À peine suis-je assis à ma table que déjà ma main a de la peine à tenir la plume. Ce matin, Maria Pétrovna m’a conseillé de me faire administrer, et Féodor Féodorovitch me propose pour demain une consultation de médecins. Naturellement j’ai dit oui à tout. L’une et l’autre m’affirment que je suis hors de danger et qu’ils ne font leurs propositions que pour me tranquilliser. Après leur départ on m’a remis quelques cartes de visite. Sur l’une j’ai lu : Comtesse H.-P. Zavolskaïa. Cette carte à elle seule est mon arrêt de mort : Hélène Pavlovna ne viendrait pas chez moi s’il restait le moindre espoir de me sauver ; sa visite n’est qu’une réconciliation in extremis.
Allons il est temps de faire ma nécrologie.
« Il y avait une fois un homme que ses amis appelaient Pavlik Dolsky. De sa vie il ne fit rien de particulièrement méchant, mais il n’y avait pas en lui grand’chose de bon. À vrai dire, c’était un homme assez nul, et pourtant il aura occupé une place assez marquante. Son cerveau travaillait, son cœur battait fort et ardemment ; il aura beaucoup pensé et senti, souvent désiré et espéré et, plus souvent encore, souffert et erré. Son grand malheur fut de ne rien faire et de se croire jeune trop longtemps. Quand il s’en fut rendu compte et qu’il voulut rendre sa vie un peu plus raisonnable, on lui dit : « Non, il est trop tard, tu as passé le temps d’aimer comme celui de penser, de désirer, d’espérer, de te tromper. Peut-être souffriras-tu encore un peu, mais pas longtemps, puis tu disparaîtras. » Je ne sais ce que pensent les autres, mais moi je plains ce pauvre Pavlik envoyé en ce monde sans son consentement et renvoyé malgré lui.
5 juillet.
Il y a plus d’un mois qu’on m’a emmené à Vassilievka, encore faible et sauvé de la mort par quelque miracle. Le jour ou j’écrivis la dernière page de mon journal fut le dernier dont j’eus conscience. Je me rappelle ensuite, comme dans un brouillard, l’entrée de mon confesseur, le P. Basile et avec quelle ardeur j’ai prié. Je me souviens encore que des gens tout à fait inconnus se sont approchés de moi, m’ont mis nu et ont disputé autour de moi. Même l’un d’eux, le plus gris et le plus chauve, a fort malmené Féodor Féodorovitch. Puis, je ne me rappelle plus rien. Rarement je reprenais connaissance et, à la lumière de la lampe voilée d’un abat-jour sombre, je voyais toujours devant moi Maria Pétrovna qui me faisait prendre mes remèdes. Mais ce n’était plus la Maria Pétrovna que je connaissais ; non : c’en était une autre. Je voulais lui demander pourquoi elle était si pâle et si maigre, mais je ne le pouvais pas : aussitôt que j’avais pris ma médecine, elle disparaissait ; seul le bruit léger de ses pas s’entendait sur le tapis, et de nouveau je perdais connaissance. Même à présent il m’est difficile de comprendre combien de temps dura cet état. Je m’éveillai un matin : il n’y avait plus ni lampe ni abat-jour ; un clair soleil rayonnait aux stores de ma fenêtre. Je remuai : des pas légers glissèrent sur le tapis.
— Maria Pétrovna, est-ce vous ? demandai-je en me frottant les yeux.
— Non, je ne suis pas Maria Pétrovna, me répondit en s’approchant de mon lit une petite femme maigre au doux et sympathique visage. Je suis la garde-malade, vous m’appelez toujours Maria Pétrovna, mais cela ne fait rien…
— Et quel est votre nom ?
— Je vous le dirai plus tard. À présent, il ne faut plus parler, prenez votre potion et dormez.
En même temps la petite femme enlevait très adroitement mon oreiller et m’en remettait un autre. Jusqu’à présent je me rappelle comme je m’endormis doucement la tête appuyée sur ce coussin. De ce jour commença la guérison. Dans les rares instants où, durant ma maladie, j’avais pu penser, je me rendais bien compte que j’allais mourir, et cette pensée ne m’attristait guère ; chaque nouvelle phase de ma guérison, au contraire, remplissait mon cœur d’une joie indicible. Mon premier entretien avec Anna Dmitrievna, — c’était le nom de la garde, — la première tasse de thé qu’on me permit, la première bouffée d’air frais de printemps quand on ouvrit ma fenêtre, tout cela fut pour moi autant de fêtes.
Parmi les lettres restées fermées que je trouvai sur mon bureau, il y en avait une d’Hélène Pavlovna qui m’expliqua sa visite. Elle écrivait que, demeurée fidèle à la mémoire de son premier mari, elle me priait de lui remettre, pour qu’elle les lût, les lettres d’Aliocha ainsi que ses photographies. Elle ajoutait, à la fin, que, si, par hasard, je trouvais de ses lettres à elle, j’eusse l’obligeance de les joindre à celles de son mari.
À ce billet sec, quoique poli, je répondis par une lettre très cordiale. Je demandais à Hélène Pavlovna de me pardonner si ma conduite m’avait valu sa colère, lui donnais ma parole d’honneur — et c’était vrai — de n’avoir conservé aucune de ses lettres, et mis sous enveloppe le « groupe prophétique », le seul monument du passé. Deux heures après, on me remit un morceau de vilain papier sur lequel je lus, tracé d’une grosse écriture mal formée : « La Comtesse Hélène Pavlovna Zavolskaïa a reçu la lettre et le paquet de M. Dolsky ; en foi de quoi, selon les ordres de Son Excellence, je signe : le valet de chambre, Jacques. »
Si Hélène Pavlovna est innocente de la mort de son mari, et je doute de plus en plus de sa culpabilité, je suis horriblement coupable envers elle, et sa colère est légitime ; toutefois il me semble qu’après un quart de siècle elle pourrait un peu se calmer et s’adoucir. En tous cas je suis très content qu’avec le groupe prophétique ait disparu tout ou presque tout ce qui me restait de cette pénible période de ma vie ; il ne me reste que les remords de conscience qu’on ne peut envoyer nulle part. La correspondance d’Hélène Pavlovna est la seule tache qui ait assombri le fond clair de ces deux derniers mois. L’impression de ma joie de jour en jour grandit, et elle atteignit son paroxysme quand on m’emmena à Vassilievka. Cette vieille maison plongée dans la verdure des tilleuls et des peupliers, ce grand et vieux jardin dont on pourrait faire plusieurs parcs m’ont ramené au temps inoublié de mon enfance, qui fut gaie et pure.
Nous arrivâmes à Vassilievka dans la nuit. Le lendemain, en me levant, je me mis au balcon fleuri et embaumé d’un buisson entier de roses, et quand ma vieille Palaguéïa Ivanovna m’apporta mon café dans une grande tasse bleue, enjolivée de bergères peintes, je sentis que le poids des lourdes années était tombé de mes épaules. Pendant la route, j’avais senti par moments une grande faiblesse. Les coins familiers me rendaient tout à coup mes forces d’autrefois. J’ai parcouru la maison et d’un pas léger je suis monté dans cette chambre qu’enfant j’occupais avec mon frère. Cette chambre n’a guère changé : une grande table noire entaillée de coups de canif occupe le même coin entre la fenêtre et le poêle ; nos lits d’enfants sont restés côte à côte, seulement le papier est déchiré et la couleur des rideaux des fenêtres est passée. J’ai ouvert une grande fenêtre à laquelle j’étais jadis resté accoudé de longues heures à regarder, pensif, l’orée d’une vieille et sombre forêt qui bleuissait à droite. Les arbres sont coupés et, à leur place, on aperçoit la rivière bleue qu’ils empêchaient de voir autrefois ; le paysage est peut-être plus beau ; mais je regrettais l’antique forêt coupée, et avec soulagement je tournais mes regards à gauche vers les ruines de la vieille cuisine. J’avais dix ans quand on fit construire la cuisine de pierre ; mais près d’elle, à demi-pourris, les débris de la cuisine de bois sont encore là. J’étais heureux que le puits, comblé depuis longtemps, eût été conservé et de voir à l’entrée du potager l’épouvantail en habit noir, placé là jadis pour effrayer les corbeaux, mais qui alors nous effrayait beaucoup plus, Sacha et moi.
Un mois entier s’est écoulé sans que je m’en sois aperçu. Je voulais faire visite à quelques voisins, mais je remettais toujours ces visites au lendemain. Je craignais d’interrompre ma vie calme, ma vie solitaire de souvenirs et de rêves. Je revivais au passé. Je retrouve ici les lettres que j’avais écrites à ma mère au cours de trente années. D’ordinaire, je passe toute ma matinée à lire ces lettres ; sur chacune, je réfléchis longuement, non seulement je lis les mots qui sont écrits, mais je vois entre les lignes ce que je taisais. Tout mon passé revit dans ma mémoire, une foule d’hommes passent de nouveau devant moi avec leurs traits tantôt nets et tantôt effacés ; ces taches d’ombre sur les personnes qui me sont proches avaient beaucoup troublé mon âme dans les années de l’adolescence ; maintenant je les vois avec plus de calme, puisque je comprends mieux, — et comprendre, selon le grand mot de Shakespeare, c’est pardonner.
Ma seule distraction, c’est de causer avec Palaguéïa Ivanovna, et nos conversations n’ont trait qu’au passé. Elle a beaucoup plus de quatre-vingts ans ; elle avait été engagée pour nourrir ma mère, et de ce jour elle est restée dans la maison : on l’y a traitée comme une personne de la famille. Elle a très bien connu mes deux aïeuls, et ses récits m’expliquent beaucoup de traits de mon caractère et certains actes de ma vie. D’une famille jadis nombreuse, je suis le seul survivant. « Maintenant je ne prie que pour ta santé, me disait un jour Palaguéïa — et quand je me rappelle tous les autres, il me faut dire : Dieu, garde l’âme de ton serf ! »
Hier, j’ai trouvé ce cahier et j’ai relu mon journal. Chose étrange, les lettres que j’ai écrites il y a trente ans sont beaucoup plus près de mon âme que ce journal commencé l’année dernière.
Une transformation morale s’est produite en moi depuis ces deux mois. Par exemple, en commençant ce journal, je me suis demandé : « Suis-je heureux ou malheureux ? » et je ne pouvais répondre à cette question. Aujourd’hui, j’y réponds sans hésiter : j’ai été malheureux pendant de longues années, mais maintenant je suis tout à fait heureux. Peut-être mes dissertations sur l’amour de l’humanité étaient-elles logiques, mais ce qui est logique n’est pas toujours juste. Je ne puis dire notamment si j’aime l’humanité ou la planète ou le système solaire : je sais une seule chose, que j’aime la vie dans toutes ses créations, j’aime la pensée que je vis.
Aujourd’hui, il fait très chaud, comme il n’a pas fait chaud encore cette année. La paresse me gagnait, je n’arrivais ni à lire, ni à penser ; je suis descendu au jardin et m’y suis installé à l’ombre d’un large érable. Le ciel était sans nuage, autour de moi régnait un calme absolu ; tout ce qui pouvait se garer de la chaleur dormait, les hommes comme les animaux et les arbres. Seules, quelques hirondelles silencieusement traversaient l’air, quelques mouches tournoyaient sans bruit au-dessus de ma tête, et de loin en loin arrivaient jusqu’à moi le clapotis de l’eau et les cris des gamins qui se baignaient dans la rivière. Puis tout se taisait. Gagné par l’exemple, j’allais m’endormir quand je fus éveillé par l’arrivée d’un nouveau personnage. À quelques pas de moi se tenait un grand coq qui me regardait attentivement ; il poussa deux fois très haut un cri impérieux, parut mécontent de quelque chose et rebroussa chemin en foulant délicatement l’herbe comme un élégant de la ville qui vient par hasard à la campagne et craint de salir ses bottines vernies. On dirait que ce coq m’a été envoyé pour chasser un sommeil malencontreux et me rappeler au plaisir, c’est-à-dire à la vie. Mon Dieu ! pensai-je plein d’enthousiasme, comment ne pas te remercier ! J’étais condamné à mourir, et sans un miracle, je serais dans la tombe, je ne jouirais pas de ce bienfaisant soleil, de cette ombre délicieuse, le coq chanterait devant ma tombe, mais je n’entendrais pas son cri ! Je sais que l’heure n’est pas loin, mais je dois te savoir gré de ce délai et en profiter. Quoi qu’il puisse m’arriver maintenant, je ne crains plus rien ; si j’étais condamné aux travaux les plus pénibles ; s’il me fallait mener l’existence d’un mendiant sans asile, alors même je ne me révolterais pas. Dormir sur la terre nue vaut encore mieux que dormir dessous. D’ennemis je n’en puis avoir ; il n’y a pas d’outrage que je ne puisse pardonner. Je crois n’avoir haï personne aussi vivement que Michel Kozielsky, et maintenant je pense à lui sans amertume ; dans trois semaines, j’irai à la campagne chez Maria Pétrovna et je passerai chez elle la fin de l’été. Puis, à la fin d’août, aura lieu le mariage de Lydia, et j’ai promis d’être garçon d’honneur.
Je ne puis me rappeler cette charmante enfant sans attendrissement, bien que le démon de l’amour soit complètement endormi en moi et, je l’espère, ne doive plus s’éveiller. Ces jours-ci, Lydia m’a écrit : « Quand même j’insisterai et, après mon mariage, je ferai tout pour que Maria Pétrovna vous épouse. » Elle le fera peut-être, mais que m’importe ? Si chaque homme éprouvait une fois dans sa vie ce que j’ai éprouvé, c’est-à-dire s’il avait senti nettement un de ses pieds dans la tombe, la haine cesserait entre les hommes. La vie humaine est enfermée dans un cadre si étroit d’ignorance et de faiblesse, elle est si accidentelle, si incertaine, si courte, qu’il est absurde à l’homme de l’empoisonner encore par de stupides querelles. Quelle terrible folie que la guerre ! Comment les hommes peuvent-ils se décider à s’entre-tuer ! L’homme n’a qu’un seul et véritable ennemi, la mort ; on ne peut lutter contre elle, mais il ne faut pas l’aider.
Et si ce renoncement à la lutte, ces élans d’amour n’étaient pas des preuves de ma transformation morale, mais seulement les signes du ramollissement, de la vieillesse ?…
Tant pis ! il faut se soumettre, il faut renoncer à être Pavlik, il est temps de devenir Pavel Matvéiévitch et d’accepter la vieillesse avec toutes ses conséquences.
Ah ! vieillard ! vieillard !
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur Wikisource en octobre 2010 et sur le site de la Bibliothèque le 26 janvier 2011.
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